LES TEMPLIERS

ACTE IV

SCENE I.

 

 

LA REINE, LE CONNÉTABLE.

 

LE CONNÉTABLE.

De ces vils factieux la coupable insolence

N'a pas même tenté la moindre résistance ;

Et, cédant au respect et surtout à l'effroi,

Ils sont tombés soudain aux genoux de leur roi.

Pour le prince et pour nous quelle heureuse victoire !

Un succès moins rapide aurait été sans gloire.

 

LA REINE.

Et le grand-maître est-il lavé de tout soupçon?

Sait-on que la révolte abusait de son nom?

 

LE CONNÉTABLE.

La cour connaît enfin qu'il n'était pas complice ;

Le roi même lui rend une entière justice.

Et le fils du ministre et d'autres avec moi, 

Au nom des chevaliers, ont supplié le roi ;

Nous avons obtenu qu'admis en sa présence

Le chef des Templiers propose leur défense.

 

LA REINE.

Le roi daigne l'entendre !

 

LE CONNÉTABLE.

                                           Oui, l'entendre à l'instant.

J'ai surtout reconnu qu'il était important

De voir l'inquisiteur et d'apaiser sa haine ;

J'ai cru me conformer au désir de la reine.

Je l'ai vu.

 

 

LA REINE.

                 Que dit-il ?

 

LE CONNÉTABLE.

                                     J'ai peine à concevoir

Que d'être impitoyable on se fasse un devoir.

Sans cesse il m'a parlé d'hérésie et de crimes ;

Dans tous les accusés il cherche des victimes.

« Si les nombreux guerriers, captifs dans ce palais,

«Refusent, disait-il, l'aveu de leurs forfaits, :

« Les autres chevaliers, arrêtés dans la France,

« Ne m'opposeront pas la même résistance. »

Quoi! lorsque autour de nous des prêtres révérés,

Entre l'homme et le ciel médiateurs sacrés,

Offrent dans leurs vertus, dans leur bonté touchante 

Du Dieu qu'il  font chérir l'image consolante ;

L'altier inquisiteur, qui s'élève en un jour

Des intrigues du cloître aux honneurs de la cour,

Se présente toujours prêt à lancer la foudre !

On craint de condamner, et lui frémit d'absoudre :

Il m'écoutait d'un air distrait et menaçant ;

Il peut faire le mal, il se croit tout-puissant.

 

LA REINE.

Et savez-vous pourquoi sa funeste colère

En secret, en public, se montre si sévère ?

Loin des yeux du grand-maître, il avait devant lui

Mandé les chevaliers, privés d'un tel appui.

Croyant les effrayer, espérant les surprendre :

« Votre Ordre est accusé ; qui prétend le défendre ? »

Il leur parlait encore. Par un seul mouvement

Tous ont levé la main, présenté leur serment.

L'inquisiteur réplique à ce noble silence :

« Votre Ordre est accusé, prenez-vous sa défense ? »

Ils répondent soudain : « En tout temps en tout lieu

« Nous le devons à l'Ordre à nous-mêmes   à Dieu.

« Jusqu'à la mort. » Ce juge aussitôt les menace

De punir ce qu'il nomme une coupable audace :

Il parle de torture ; ils ne s'étonnent pas.

Résignés au malheur, aux tourments, au trépas,

Ils attendent. Le ciel doit à leur innocence

D'égaler aux périls leur sublime constance.

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE IV

SCENE II.

 

 

LE ROI, LA REINE, LE CONNÉTABLE, LE MINISTRE.

 

LE ROI, (à la reine.)

Vainqueur des factieux, je n'ai plus refusé

D'accorder audience au grand-maître accusé.

C'est de cet entretien que dépendra peut-être

Le sort des chevaliers et celui du grand-maître.

On l'amène ; c'est lui.

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE IV

SCENE III.

 

 

LE ROI,LA REINE, LE CONNÉTABLE, LE MINISTRE, LE GRAND-MAITRE, MARIGNI FILS, TEMPLIERS, SUITE.

 

LE ROI, (au grand-maître.)

                                            Si je n'eusse écouté

Que les droits de mon rang et de ma dignité,

Un sujet, dont l'orgueil brave notre puissance,

N'eût jamais obtenu l'honneur de ma présence ;

Mais je joins cette grâce à mes autres bienfaits.

Vous et vos chevaliers, redevenez Français :

Ce que l'Ordre, a perdu, n'hésitez pas de croire

Que je puis le payer d'un échange de gloire.

LE GRAND-MAITRE.

Sire, nos chevaliers vous avaient constamment,

Par leur fidélité, prouvé leur dévouement.

S'il suffit qu'aujourd'hui chacun d'eux sacrifie

Son bonheur, son espoir, sa fortune, sa vie,

J'en atteste l'honneur et Dieu ; chacun de nous

Est prêt à s'immoler pour la France et pour vous.

Je ne conteste pas, Sire, que nos richesses,

Des rois, des grands, du peuple honorables largesses,

N'étaient, entre nos mains, qu'un dépôt révéré,

Et qu'un monarque a droit d'en user à son gré.

L'utilité publique est la loi souveraine :

L'homme donna ces biens, que l'homme les reprenne.

Quant au zèle à vous suivre au milieu des combats.

Je dirai hardiment que vous n'en doutez pas :

Notre sang a payé la gloire de la France.

Lorsqu'aux plaines de Mons vous portiez la vengeance

J'eus l'honneur de combattre à côté de mon roi.

Il daigna distinguer mes chevaliers et moi :

Vous en vîtes plusieurs, ardents à vous défendre,

Prodigues de leur sang, heureux de le répandre,

Succomber avec gloire en repoussant les coups

Que le glaive ennemi dirigeait jusqu'à vous.

 

Pour leur roi, pour leur maître ils donnèrent leur vie.

Témoins de leurs hauts faits, nous leur portions envie ;

Chacun de nous, voyant le péril sans effroi,

Croyait servir son Dieu, quand il vengeait son roi.

De tous les chevaliers telles sont les maximes :

C'est la religion qui les rend magnanimes.

Deux nobles sentiments assuraient leurs succès,

Le zèle du chrétien, la valeur du Français.

Interrogez leur sang ; oui, Sire, il fume encore :

Et c'est nous que la haine accuse et déshonore !

Français, nous vous offrons notre vie et nos biens ;

Laissez-nous nos devoirs de chevaliers chrétiens.

Sire, vous m'entendez : ce Dieu, ce roi suprême

Qui règne dans les cieux, et règne sur vous-même,

Accepta de nos cœurs le serment solennel.

Nous nous sommes voués à servir l'Éternel ;

La France le permit : nulle puissance humaine

De ces vœux révérés ne peut briser la chaîne.

La patrie et l'autel y gagnent à-la-fois ;

Et fidèles à Dieu, nous le sommes aux rois.

Sire, quand on ne peut combattre ces maximes,

Pour détruire notre Ordre, on suppose des crimes.

Nous avons comparu devant l'inquisiteur :

En vain il affectait l'orgueil et la hauteur ;

Il paraissait honteux de nous dire coupables.

Qu'il choisisse, du moins, des crimes vraisemblables :

Nous, insulter la Croix ! renier Dieu ! Qui ? Nous ?

Ces blasphèmes affreux, Sire, les croyez-vous ?

A la religion notre Ordre est infidèle,

Dit-il ; mais nous vivons et nous mourons pour elle.

L'hypocrite ose-t-il affronter le trépas ?

Il ment, trompe, séduit ; mais, Sire, il ne meurt pas.

D'autres crimes encore on nous prétend coupables ;

On accuse les mœurs de guerriers honorables :

Il est de vils forfaits qu'il suffit de nier,

Et la honte serait de s'en justifier.

Sire, permettez-moi, pardonnez-moi de croire

Que notre Ordre à vos yeux a conservé sa gloire :

Oui, nous sommes toujours ces chevaliers français

Qu'honorait votre estime et dotaient vos bienfaits ;

Et qui, dans tous les temps, consacreront leur vie

A servir Dieu, leur roi, l'honneur et la patrie.

 

 

LE ROI.

De tous vos chevaliers je connais les hauts-faits ;

Mais ont-ils surpassé ceux des guerriers français ?

Ces guerriers à leurs fils transmettent d'âge en âge

Le dépôt de l'honneur, l'exemple du courage.

Tous avec dévouement ont toujours combattu ;

Ce sont d'autres soldats, c'est la même vertu.

Quand mes propres exploits assuraient la victoire,

Vous marchiez dans nos rangs, et ce fut votre gloire :

Guerriers, il fallait vaincre, et sujets, obéir.

Mais tel combat pour nous, qui songe à nous trahir.

De vos justes revers n'accusez que vous-mêmes :

Vous bravez hautement mes volontés suprêmes ;

Et puisque vos refus ont insulté mes droits,

Ma cause est désormais celle de tous les rois.

Nul Ordre, j'en conviens, guerrier ou monastique,

N'avait subi les lois de notre politique :

A différents devoirs tour-à-tour consacrés,

Tous étaient par l'État sagement tolérés.

Vous naquîtes Français, et quand votre vaillance

Du temple et de Sion promit la délivrance,

Vos serments pouvaient-ils vous soustraire jamais

Aux devoirs qu'imposait le titre de sujets ?

Un prince eût défendu, sans doute avec justice,

Que l'Ordre commençât ; j'ordonne qu'il finisse ;

Tels sont mes droits : par vous seront-ils respectés ?

 

LE GRAND-MAITRE.

Nous sommes dans les fers : quels seraient nos traités ?

 

LE ROI.

D'obéir. Un refus vous serait trop funeste,

 

LE GRAND-MAITRE.

Le droit de refuser est tout ce qui nous reste ;

Et Dieu ne permet pas d'accepter que les rois

Nous détachent du joug de ses augustes lois.

 

LE MINISTRE.

Sire, mais Dieu permet, il vous ordonne même

De châtier l'audace et punir le blasphème ;

D'étouffer jusqu'au nom de cette impiété

 

Qui deviendra l'effroi de la postérité.

Oui, de l'inquisiteur le zèle infatigable

Révèle les forfaits dont tout l'Ordre est coupable ;

Ils sont prouvés enfin par des témoins nombreux ;

De plusieurs chevaliers j'espère les aveux.

(Au grand-maître.) L'auguste tribunal est prêt à vous confondre.

 

LE ROI.

Contre tous ces témoins qu'aurez-vous à répondre ?

 

LE GRAND-MAITRE.

J'ai servi quarante ans et l'église et mon roi ;

Ma vie entière, Sire, a répondu pour moi.

 

MARIGNI.

Sire, je dois parler. Est-il permis de croire

Que tant de Templiers, jadis morts avec gloire,

Qui, pendant si longtemps, ont par leurs nobles faits

Relevé, maintenu l'honneur du nom français,

D'âge en âge pourtant aient consacré leur vie

A cette méprisable et vaine hypocrisie ?

Oui, ces mille héros, morts depuis quarante ans,

Furent tous criminels, ou tous sont innocents.

Ouvrez des chevaliers la liste glorieuse :

Les Villars, les Montfort, les Mailli, les Chevreuse,

Dampmartin et Clermont, Villeneuve et Couci,

Çhâtillon, Périgord, d'Estaing, Montmorenci,

De la gloire et des biens offraient l'heureux partage

Aux amis qu'illustraient le rang et le courage.

Ici, l'on admettait les seconds fils des grands ;

Là, des parents chéris appelaient leurs parents ;

Les frères dans cet Ordre introduisaient leurs frères,

Des pères leurs enfants et des enfants leurs pères.

Et pourquoi ? Pour former une société

De crimes, de forfaits, d'horreur, d'impiété ?

Sire, ne croyez pas une telle imposture ;

J'atteste l'amitié, j'atteste la nature :

Ces nobles sentiments impriment dans nos cœurs

Le respect des vertus et le respect des mœurs.

D'un frère, d'un ami qui veut perdre l'estime ?

Qui pourrait devant eux ne pas rougir du crime?

Tout ce que j'avais dit, Sire, je le maintiens.

Ils sont vrais chevaliers, bons Français, vrais chrétiens ;

 

Leur foi, leurs mœurs, en eux tout est irréprochable :

Les accuser, voilà le crime véritable.

 

LE MINISTRE.

Sire, et moi je dénonce, encore plus que jamais,

L'Ordre et les chevaliers, et leurs crimes secrets :

Tous méritent la mort ; mon fils se déshonore,

Et je le punirai, s'il les défend encore ;

S'il nie encor des faits que, de tous les côtés,

Mille et mille témoins nous avaient attestés.

Mieux que vous, mieux que moi, mon fils peut-il connaître

Et le secret de l'Ordre et celui du grand-maître ?

Il nous dit, il prétend que tous sont vertueux :

Comment le prouve-t-il ?

 

MARIGNI.

                                           En mourant avec eux.

(Il se jette aux genoux du grand-maître. )            

Oui, je suis Templier.

 

LE GRAND-MAITRE.

                                   Je le savais.

 

LA REINE.

                                                      Ah Sire.

 

LE ROI.

Vous, Templier !

 

LE MINISTRE.

                            Qui ! toi, mon fils ! Qu'oses-tu dire ?

 

MARIGNI.

Sire, vous connaissez, et mon zèle et ma foi ;

C'est à vous maintenant de juger d'eux par moi.

 

LE ROI, (au grand-maître. )

Vous taisiez son secret !

 

LE CONNÉTABLE.

                                        Silence magnanime !

 

LE GRAND-MAITRE.

Je suppliais le ciel d'épargner la victime ;

 

MARIGNI.

J'ai gardé mon secret-tant qu'ils furent heureux ;

J'aurais dû me nommer quand vous m'armiez contre eux.

Alors qu'en votre nom j'ai demandé leurs armes,

Je leur portais des fers que je baignais de larmes ;

J'obéissais. Pour eux j'aurais donné mon sang :

Puisque je suis connu ; je vais prendre mon rang.

Souffrez que je vous fasse une seule prière :

Ah ! Sire, daignez plaindre et consoler mon père,

Au grand-maître. )

Et vous, pardonnez-moi ces regrets et ces pleurs.

 

LE GRAND-MAITRE.

Éprouvé dès longtemps, vieilli par les malheurs,

Je contemple mon sort et l'attends sans alarmes ;

Mais pour le vôtre, hélas ! je retrouve des larmes.

 

LE ROI.

Qu'on les éloigne,

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE IV

SCENE IV.

 

 

LE ROI, LA REINE, LE MINISTRE.

 

LE MINISTRE

                                                   Sire, ah ! voyez ma douleur.

LE ROI.

Relevez-vous. Je sais respecter le malheur.

Allez. Dans votre fils ils avaient un complice !

Faites que ses regrets désarment ma justice.

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE IV

SCENE V.

 

 

LE ROI, LA REINE.

 

LA REINE.

A la voix du devoir céder si noblement !

La vertu seule inspire un pareil dévouement.

Quoi ! vous les livreriez à ce juge implacable

Qui force l'innocent à s'avouer coupable ;

Qui se dit convaincu dès qu'il peut soupçonner,

Et commence à punir avant de condamner !

Les tourments, que son art et varie et prolonge,

Les forceraient peut-être au malheur du mensonge :

Devant lui l'accusé se trouble et se confond ;

La torture interroge et la douleur répond.

Ah ! j'implore pour eux votre bonté suprême.

 

LE ROI.

Vous voulez pardonner, et je le veux moi-même ;

Mais, quand il faut prouver quels motifs rigoureux

Commandaient d'abolir cet Ordre dangereux ;

Quand les soins de ma gloire et de ma politique

Exigent d'éclairer l'opinion publique,

Un arrêt solennel du tribunal sacré

Pourrait-il sans péril être encore différé ?

Contre les chevaliers s'il était trop sévère,

Pensez qu'à leur malheur je saurais les soustraire ;

Le juge convaincu doit toujours condamner :

Les rois sont plus heureux, ils peuvent pardonner.

Tout dépend de moi seul, oui, de moi seul, vous dis-je ;

Le ministre m'attend, son désespoir m'afflige :

Mandons l'inquisiteur. Qu'ils choisissent entre eux

Les moyens de sauver ces guerriers malheureux :

Qu'on assure surtout ma gloire et ma puissance ;

Je m'en remets à vous du droit de la clémence.

Venez.

 

LA REINE.

            Je m'en remets à votre propre cœur :

Il saura de la loi tempérer la rigueur ;

Et vous réunirez, par un accord auguste,

L'honneur de pardonner au devoir d'être juste.

 

 

FIN DU QUATRIEME ACTE.