Aliénor d'Aquitaine

et les décors de la chapelle d'Auzon

 

     Déjà, lors de la visite de la chapelle, quelques détails de décors nous ont mis sur la piste concernant le fait qu'Aliénor d'Aquitaine était probablement la mécène ayant financé les fresques de la chapelle de la Commanderie d'Auzon. En effet, comme le faisait remarquer René Crozet dans l'art roman en Poitou page 259, plusieurs similitudes de décors entre les fresques de la chapelle et le grand vitrail du cœur de la cathédrale de Poitiers offerts à l'évêque Jean Belles-mains (voir Lyonnais n°4) par Aliénor et Henri II pouvaient être observées (voir visite n°10).

 

      Question date tout d'abord : Aliénor est née  en 1122 ou 1124. Elle avait donc 6 à 8 ans quand elle a perdu sa mère en 1130 et devient héritière présomptive du duché la même année à la mort de son frère Guillaume Aigret. Elle a 13 ou 15 ans quand son père décède le 9 avril 1137 et épouse Louis VII le 25 juillet de la même année. Le 1er aout Louis VI décède et le jeune couple est couronné le jour de Noël - Quelle année pour Aliénor ! En 1140 Louis VII se brouille avec Bernard de Clairvaux puis avec Innocent II qui l'excommunie en 1141. Le massacre de Vitry-en-Perthois pour lequel Aliénor n'est pas étrangère, en 1143, n'arrange rien. L'état d'esprit du couple royal pendant ces premières années de règne semble incompatible avec un programme tel que celui d'Auzon. 

 

 

     Par contre, à partir de 1144, Louis VII décide de s'amender et de se croiser à la demande d'Eugène III. En 1146 Bernard de Clairvaux prêche la seconde croisade  à Vézelay. Le départ est fixé en juin 1147. Compte tenu du programme des peintures, c'est donc après 1144 et un certain temps avant le 21 mars 1152, date de l'annulation du mariage de Louis VII et d'Aliénor que les travaux d'embellissement ont été réalisés.

Bernard de Clairvaux prêche la croisade
Bernard de Clairvaux prêche la croisade

 

        Question motivations : Louis VII est très pieux, son excommunication l'a profondément troublé et son remord est sincère. Aliénor doit se faire pardonner d'être la cause de l'incendie de l'église de Vitry. De plus, drôle d'idée tout à fait novatrice, elle a très envie d'accompagner son époux en terre sainte. Il lui faut donc amadouer Saint Bernard qui ne l'aime guère après le schisme d'Anaclet fomenté par son père Guillaume X, la brouille avec Louis VII et son implication dans le drame de Vitry. Pour cela, Aliénor imagine une action en faveur des templiers chéris par Bernard tout en mettant en avant la Vierge Marie que Bernard invoque constamment. En effet, Bernard de Clairvaux a une dévotion particulière envers la Vierge.

 

        D'autres motivations et non des moindres sont à évoquer. Pour bien les comprendre, il faut lire "L'art comme propagande royale ? Henri II, Aliénor d'Aquitaine et leurs enfants (1154-1204)" de Martin Aurell. Ainsi Henri II mais surtout Aliénor se servent de l'art pour affirmer leur statut royal. Et il est temps de le faire après un début de règne pour le moins calamiteux. Ainsi Aliénor va choisir la Commanderie d'Auzon, toute neuve, dont l'installation près des frontières nord du duché a été voulue par son père. Il faut que la décoration soit magnifique (même si Bernard de Clairvaux préfère la sobriété et l'humilité mais que ne ferait on pour manifester la gloire divine ?) et  surtout, que le statut de reine de France soit particulièrement mis en valeur, surtout dans la ville de son enfance. Aliénor est en effet fille d'Aénor de Châtellerault et a toujours pris soin de sa famille maternelle les Châtellerault et les Faye comme l'a bien su le démontrer Anaïs Lancelot dans son ouvrage "Les vicomtes de Châtellerault - Une puissance discrète (XII - XIIIème siècle)".

 

               Le symbole choisi par Aliénor lui a été fourni par Bernard de Clairvaux lui même, la fleur de lis blanche est pour Bernard le symbole de la pureté et de la ressemblance avec le Christ. Mais ce symbole n'est pas encore celui de la royauté française. La fleur de lis plus ou moins stylisée a été utilisée depuis les premiers carolingiens sur le sceptre, la couronne et les sceaux mais pas encore systématiquement.

 

        Ce n'est que sous louis VII que l'emploi systématique de la fleur de lys (avec un y) sous sa forme héraldique est devenue symbole de la royauté française. Sa forme est d'ailleurs plus proche de l'iris jaune des marais que de celle du véritable lis des jardins. On l'appelait d'ailleurs à l'époque "flor de Loys" du nom du roi. On peut donc dire qu'Aliénor a été très novatrice pour le décor de la chapelle et que les premiers visiteurs on dû être plutôt surpris par ce décors. A l'époque, l'écu royal était un semis de fleurs de lys sur fond bleu pour symboliser le ciel (ci contre).

 

      En héraldique ce blason est appelé "de France ancien". Ce blason aurait été créé par Henri de France frère de Louis VII, archevêque de Reims après avoir été moine à Clairvaux entre 1145 et 1149. Le blason "de France moderne" avec trois fleurs de lys d'or sur fond azur n'apparait qu'en 1375 pour symboliser la trinité. Si l'authenticité du décors était prouvé, on aurait donc à Auzon la préfiguration du premier semis de Lys de France sur les deux colonnes d'entrée du cœur. Je dis bien préfiguration car les lis y sont blancs et le fond azur mais sur losanges.

  

        Pour bien se convaincre de l'importance de cette fleur de Lys pour Aliénor, il suffit de regarder son sceau en 1152 alors que son mariage venait d'être annulé (le GA sur la partie gauche du sceau vient des lettres de "AndeGAvis comitissa" comtesse d'Anjou). De même, comme reine d'Angleterre, son rameau est toujours fleurdelissé et son faucon est posé sur un orbe. Un des premier semis royal qui nous est connu est celui qui ornait le tombeau de Louis VII ci-contre dans le coeur de l'abbaye de Barbeau qu'il avait créé.

Sceau d'Aliénor en 1152
Sceau d'Aliénor en 1152
Sceau d'Aliénor en 1199
Sceau d'Aliénor en 1199

     Quant à la réalisation :  Il n'y a pas de fleur de Lys sur la première travée réalisée par Renaud de Vichier et datée de 1236/1238 (voir visite n°8) sauf sur le blason du Grand Maître Arnaud de Périgord. Une fleur de lys d'or presque effacée sur losange azur subsiste au centre d'une croix de Jérusalem couleur or, cette distinction ayant été accordée par le roi de France pour service rendu par l'ordre (voir armes). Aucune fleur de lys sur le premier arc doubleau avec un décor de la même facture que l'extension. Ceci montre bien que la présence de la fleur de lys n'était plus une préoccupation lors de l'extension de la chapelle contrairement à la période de la construction et du décors des premières travées.

 

      A part ce premier arc doubleau, les chapiteaux des deux travées romanes sont ornés chacun de deux fleurs de lis (Voir visite n°10). Celles-ci sont sculptées dont antérieures au décor peint. A noter que ces fleurs de lis n'ont pas la forme du lys héraldique et sont plus conformes aux lis de la symbolique religieuse des chapiteaux classiques. Celles du second arc sont toutes quatre peintes en gris sur fond rouge. Celles du troisième arc sont peintes en rouge sur fond bleu. Le quatrième arc est l'arc triomphal muni de colonnes triples marquant l'entrée du cœur (voir visite n°13). Chacun des chapiteaux est muni de quatre fleurs de Lys. Le lys du chapiteau nord, celui de l'écu renversé, coté nef est gris sur fond indéterminé, coté cœur est jaune (?) sur fond noir (?), ceux encadrant l'écu sont de couleur indéterminée sur fond rouge. Coté sud, celui de la rose, le lys coté nef est indéterminée sur fond indéterminé, celui coté cœur est noir (?) sur fond rouge (?) et ceux encadrant la rose sont bleu (couleur réservée à la Vierge Marie) sur fond rouge. Ainsi, cette rose occupe l'emplacement traditionnellement dédié à la Vierge Marie au moyen âge, l'arc triomphal sud.

 

 

Le troisième arc doubleau est totalement décoré de fleurs de lys entrelacées du plus bel effet artistique. les fleurs jaunes ainsi que le nœud de la hampe sur fond gris sont remplies de façon alternée de bleu ou de noir.

Fleurs de lys du troisième arc doubleau
Fleurs de lys du troisième arc doubleau

 

     Les deux piliers du cœur sont décorés du haut en bas par un semi de fleurs de lys stylisés sur fonds de losanges bleu ciel ces deux colonnes semblaient donc  soutenir le Christ en gloire et sa mandorle, exactement ce qui était désiré par saint Bernard. Ce semis est presque totalement effacé mais il est facile d'en restituer la composition (voir ci contre)

 

     Mais la partie la plus explicite est maintenant totalement effacée. Heureusement, Alphonse Le Touzé de Longuemar en avait fait une copie en 1881. Il s'agit de deux représentations de Sainte Radegonde (518-587) reine de France par son mariage avec Clotaire Ier, fils de Clovis qui s'est enfuie et est venue fonder le monastère de Sainte Croix à Poitiers près de Saint Fortunat. Cette peinture était située, selon le dossier de classement, entre les deux fenêtres romanes du cœur au premier étage de l'époque. Remarquez le semis de roses et de Lys ainsi que le sceptre au lys blanc. L'autre fresque la représentait lors de son arrivée au paradis, c'est du moins l'impression de Le Tousé de Longuemar lors de sa visite en 1881. Il devait également y avoir quelques fleurs de lys présents, sinon comment savoir qu'il s'agissait de sainte Radegonde. Comment ne pas faire le rapprochement avec Aliénor également reine de France. Aliénor avait une grande dévotion pour Sainte Radegonde. Lors de ses séjours au château de Chinon, elle allait en pèlerinage à la chapelle de Sainte Radegonde où la patronne de Poitiers avait rencontré l'ermite Jean de Chinon. Aliénor y est d'ailleurs représentée sur l'une des fresques comme expliqué sur le document de Martin Aurell déjà cité.

 

        Lors des visites canoniques, la chapelle est dite " bien pavée de carreaux, briques et pierres ". Effectivement, sous le ciment actuel subsistent une allée centrale en pierre ainsi que des allées secondaires vers les portes d'origine pour accéder à la sacristie et au cloître. Entre ces allées des tomettes en très mauvais état ne portent plus de décors. Le terme de carreaux suggère que certaines tomettes étaient vernissées avec éventuellement, pourquoi pas, des fleurs de lys ?

 

         Reste ce qui surprenait le plus le visiteur de l'époque, en entrant : d'abord la voute en arc brisé qui rappelait les constructions de terre sainte, mais surtout le grand tétramorphe du cœur avec son fond bleu lapis lazuli, une grande nouveauté rapportée d'orient.

 

         Voila donc un décor politique hautement suggestif qui nous est légué par une enfant de Châtellerault ayant brillamment réussi... Qu'on se le dise !