LES TEMPLIERS

ACTE III

SCENE I.

 

LE GRAND-MAITRE, LAIGNEVILLE, MONTMORENCI, Divers Templiers.

 

LE GRAND-MAITRE.

Pour la dernière fois, vous entendez peut-être

Celui que devant Dieu vous choisîtes pour maître ;

Nous qui, nés et vieillis au milieu des combats,

Pouvons de l'Éternel nous dire les soldats,

Qui portions dans nos mains les foudres de la guerre,

Dieu nous livre aux fureurs des princes de la terre.

Oui, notre heure s'approche; amis, soumettez-vous ;

Fléchissons sous le bras qui s'arme contre nous.

Quand la vertu subit la peine due au crime, 

Du sage et du chrétien c'est l'épreuve sublime.

D'un funeste revers nous sommes menacés ;

Mais, si notre vertu nous reste, C'est assez.

Supportons noblement cette cruelle injure :

Je vous défends à tous jusqu'au moindre murmure ;

Et vous m'obéirez. C'est en vain que les rois

Croiraient anéantir nos titres et nos droits :

Ils ne pourront jamais, dans leur toute-puissance,

Me ravir votre zèle et votre obéissance ;

Ils briseraient en vain le joug religieux :

Nos serments éternels sont écrits dans les cieux.

Dieu nous éprouve : eh bien ! armons-nous de courage ?

C'est à notre constance à braver cet orage ;

Au milieu des dangers, j'espère vous offrir

La noble fermeté, l'exemple de souffrir ;

Mais si, dans ces dangers, la force du grand-maître

Cessait d'être un instant tout ce qu'elle doit être ;

Oui, si vous me voyez chancelant, abattu,

Ne prenez plus conseil que de votre vertu ;

Résistez, s'il le faut, à mes ordres suprêmes ;

Je vous rends vos serments, soyez grands par vous-mêmes :

Vous me le promettez.

 

 

LAIGNEVILLE.

                                       Qui pourrait se flatter

D'être digne de vous et de vous imiter? 

O mon père ! la foi que nous avons jurée,

Au jour de nos malheurs nous devient plus sacrée :

Obéir en silence est un premier devoir ;

Tout vous sera soumis, même le désespoir.

 

LE GRAND-MAITRE.

O dignes

chevaliers !

MONTMORENCI.

                                   Ils obtiendront peut-être

La gloire de marcher sur les pas du grand-maître :

Comptez sur leur constance et leur fidélité ;

Tous pensent comme moi.

 

LE GRAND-MAITRE.

                                            Je n'en ai pas douté:

J'ai souvent éprouvé leur dévouement sublime ;

Eux-mêmes jugeront combien je les estime.

Je croirais offenser l'honneur et l'amitié,

Si, par les vains égards d'une fausse pitié,

Je taisais plus longtemps à des cœurs magnanimes

Que de nos oppresseurs nous serons les victimes.

J'accuse le pontife et l'accuse à regret ;

Mais je dois révéler un terrible secret.

Je refusais de croire à ce traité coupable ;

Nos malheurs prouveront qu'il était véritable.

La mort avait frappé le pontife romain ;

Le choix d'un successeur fut longtemps incertain :

Clément fut préféré. Mais cet honneur suprême,

Il ne le dut qu'aux soins de Philippe lui-même.

A ses soins protecteurs le roi mettait un prix ;

L'Ordre et les chevaliers devaient être proscrits.

Clément, trop ébloui de la triple couronne,

Nous livra sans retour aux vengeances du trône.

Résignons-nous.

 

LAIGNEVILLE.

Quel sort !...

 

LE GRAND-MAITRE.

                       J'ai dû vous l'annoncer.

D'où vient le sombre effroi qui semble vous glacer ?

C'est peu qu'un grand péril menace notre vie ;

Qui sait si l'échafaud ?...

 

MONTMORENCI.

                                        Ciel ! quelle ignominie !

 

LAIGNEVILLE.

Idée affreuse ! hélas ! je ne puis la souffrir.

 

LE GRAND-MAITRE.

Et que sera-ce donc quand il faudra mourir ?

 

LAIGNEVILLE.

Mais, avant de subir la honte du supplice,

N'avons-nous pas le droit d'attaquer l'injustice ?

 

MONTMORENCI.

Nos parents, nos amis peuvent armer leur bras :

Osons...

 

LE GRAND-MAITRE.

               La vertu souffre et ne conspire pas.

Est-ce à nous d'attaquer un pouvoir légitime ?

Une révolte ! nous ! que ferait donc le crime ?

Sans honte et sans terreur subissons notre sort.

Que l'horreur du supplice illustre notre mort !

Il restera de nous une auguste mémoire,

Et la postérité vengera notre gloire.

Mais on vient : renfermez ce trouble et cet effroi.

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE III

SCENE II.

 

LE GRAND-MAITRE, LAIGNEVILLE, MONTMORENCI, MARIGNI FILS, DIVERS TEMPLIERS, SOLDATS.

 

MARIGNI.

Chargé d'exécuter les volontés du roi,

Je m'acquitte à regret de ce devoir pénible ;

Croyez qu'à vos malheurs, hélas ! je suis sensible.

 

LE GRAND-M AITRE.

Eh ! quoi, sur nos malheurs on daigne s'attendrir ?

Osez les annoncer ; nous saurons les souffrir.

Exécutez soudain les ordres qu'on vous donne ;

Et croyez que mon cœur vous plaint et vous pardonne.

Qu'exigez-vous enfin de tous ces chevaliers ?

 

MARIGNI.

(A part.)                     (Haut.)

Je frémis de le dire... Ils sont mes prisonniers.

 

LE GRAND-MAITRE.

Forts de notre courage et de notre innocence,

Nous avons quelque droit de faire résistance.

Peut-être savez vous par quels nobles exploits

Nous avons honoré l'étendard de la Croix ;

Eh bien ! entre vos mains chacun de nous se livre ;

Chacun de nous est prêt et consent à vous suivre.

Ils rendent leurs épées ; les soldats les reçoivent et se retirent au fond du théâtre.)

Mais ne nous cachez rien, annoncez notre sort ;

Quel est-il ? la prison, l'exil, les fers, la mort ?

Nous vous obéirons.

 

MARIGNI.

                                 O vertu que j'admire !

 

LE GRAND-MAITRE.

N'admirez que le ciel, c'est lui qui nous l'inspire.

 

MARIGNI.

Ah! combien je vous plains!

 

LE GRAND-MAITRE.

                                              Plaignez ces courtisans

Qui, de tous nos revers coupables artisans,

Ont armé contre nous le courroux de leur maître :

Ils seront malheureux, ils méritent de l'être.

 

MARIGNI.

Croyez que vos amis détromperont le roi.

 

LE GRAND-MAITRE.

Je ne l'espère pas. Et qui l'oserait ?

 

MARIGNI.

Moi. Aux volontés du roi je dois l'obéissance ;

Mais j'ose devant lui secourir l'innocence.

Soyez sûrs que ma voix vous défendra toujours :

Ah! puissé-je sauver votre gloire et vos jours !

 

LE GRAND-MAITRE.

Mais à qui devons-nous tant de reconnaissance ?

Qui daigne en cet instant prendre notre défense ?

Nommez

 

MARIGNI.

                Je suis le fils du ministre du roi,

Marigni.

LE GRAND-MAÎTRE, (avec surprise et ensuite avec retenue.)

                 Marigni !... C'est vous-même !

 

 

MARIGNI.

                                                                 Mais quoi ! Vos yeux..,.

 

LE GRAND-MAITRE.

De notre sort hâtez-vous de m'instruire.

 

MARIGNI.

Aux prisons du palais je devais vous conduire.

 

LE GRAND-MAITRE.

Vous direz donc au roi, qui nous charge de fers,

Que, loin de résister, nous nous sommes offerts.

On peut dans les prisons entraîner l'innocence;

Mais l'homme généreux, armé de sa constance,

Sous le poids de ses fers n'est jamais abattu :

S'ils pèsent sur le crime, ils parent la vertu.

Où sont nos fers, nos fers ?

 

MARIGNI,  (à part.)

                                            Quelle honte m'accable !

 

LE GRAND-MAITRE.

Remplissez ce devoir.

 

MARIGNI.

                                     Je serais trop coupable.

 

LE GRAND-MAITRE.

Vous désobéissez aux volontés du roi !

 

 

MARIGNI.

Je cesse d'obéir; c'est un devoir pour moi.

 

LE GRAND-MAITRE.

Vous qui le connaissez, redoutez donc sa haine.

 

MARIGNI.

Ah ! c'est trop le servir ; votre mort est certaine.

 

LE GRAND-MAITRE.

Obéissez toujours. Non, nous n'espérons pas

Désarmer l'injustice, échapper au trépas ;

Quand l'Ordre est opprimé, qu'importe notre vie ?

Quand nous trouvons partout l'affreuse calomnie,

Si l'échafaud est prêt, c'est à nous d'y courir.

Que tout Templier meure, et soit fier de mourir !

 

MARIGNI.

Que tout Templier meure !

 

LE GRAND-MAITRE.

                                           Oui, je le dis encore :

Qui désire échapper, déjà se déshonore ;

Il est lâche, perfide ; il trahit la vertu.

En vain, jusqu'à ce jour, il aurait combattu ;

En vain on citerait son nom et sa victoire ;

Ce n'est plus qu'en mourant qu'il conserve sa gloire;

Oui, qu'il coure avec joie au-devant de son sort :

Que tout Templier meure, et soit fier de sa mort !

 

MARIGNI.

Quoi ! si vous surviviez, vous vous croiriez coupables !

Quoi! la vertu, l'honneur, la gloire, inexorables,

Exigeraient de tous un noble dévouement !

Eh bien ! en ce péril, en ce fatal moment,

Si de tout chevalier c'est le devoir austère,

Il ne m'est plus permis d'hésiter, de me taire.

Il est, dans cette cour, un Templier caché,

Déserteur de vos lois, mais de vos maux touché,

Qui, déplorant toujours son erreur criminelle,

 

Par ses regrets du moins vous est resté, fidèle :

Ce Templier, il faut que je le nomme.

 

LE GRAND-MAITRE.

                                                            Non.

Gardez-vous devant moi de prononcer son nom.

Ah ! s'il eut envers nous des torts, je les pardonne ;

Je lui permets de vivre après nous, je l'ordonne.

 

MARIGNI.

Lui ! vous survivre !

 

LE GRAND-MAITRE.

                                  Il sait, du moins il doit savoir 

Qu'obéir au grand-maître est encore un devoir.

Ecoutez ; portez-lui ma volonté suprême.

Si mes accents pouvaient s'adresser à lui-même,

S'il était devant nous, et s'il venait s'offrir

Pour réclamer de moi la gloire de mourir,

Mon cœur lui répondrait : « O mon fils, j'aime à croire

« Que vous partageriez notre sainte victoire :

« De votre dévouement ce serait abuser ;

« Vous deviez vous offrir,  je dois vous refuser.

« Vivez, portez encor le fardeau de la vie ;

« Défendez notre gloire, oui, je vous la confie.

« Vivez... »

 

MARIGNI.

                   Ah! Dieu...

 

LE GRAND-MAITRE.

                                      Le ciel approuvera mes soins ;

Pour nos persécuteurs. c'est un crime de moins.

Toi qui lis dans nos cœurs, juge auguste et suprême !

Ma prière et mes vœux se taisent pour moi-même.

Que les hommes en moi frappent un innocent,

Blessent ma renommée et répandent mon sang ;

Soumis et résigné, je me tais et j'adore :

Mais pour mes chevaliers permets que je t'implore.

Quand du joug musulman nous eûmes délivré

Le Jourdain, l'Idumée et le tombeau sacré,

 

Dans ce jour de bonheur où de la cité sainte

La prière et l'encens purifiaient l'enceinte ;

Quand les murs consolés de l'antique Sion

Répondaient à nos chants consacrés de ton nom,

Et qu'au pied de l'autel où repose ta gloire,

Ces modestes guerriers prosternaient leur victoire,

Je n'ai point demandé le prix de leur vertu :

Pour ta loi, pour ton nom nous avions combattu ;

C'était assez pour nous. Aujourd'hui ma prière

Ose te demander une grâce dernière :

Que je périsse seul qu'ils vivent après moi ;

J'espère qu'ils vivront toujours dignes de toi ;

Oui, je m'offre pour tous ; accepte la victime.

 

LAIGNEVILLE.

Grand Dieu ! n'accepte pas ce dévouement sublime !

 

MONTMORENCI.

Nous suivrons votre sort.

 

LAIGNEVILLE.

                                           Oui, nous l'avons juré.

 

MONTMORENCI.

C'est pour nous un devoir, et c'est un droit sacré.

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE III

SCENE III.

 

 

LE GRAND-MAITRE, LAIGNEVILLE, MONTMORENCI, LE MINISTRE, MARIGNI FILS, DIVERS TEMPLIERS, SUITE.

 

LE MINISTRE.

Approchez, hâtez-vous d'arrêter ces coupables ;

Un nouvel attentat nous rend inexorables :

Le temps presse. De fers qu'ils soient soudain chargés ;

Dans le fond des cachots qu'ils soient soudain plongés ;

Qu'à veiller-autour d'eux cette troupe s'apprête.

Soldats ! chacun de vous en répond sur sa tête.

Les soldats s'approchent et leur donnent des fers. )

 

LE GRAND-MAITRE.

D'appesantir nos fers épargnez-vous le soin,

De gardes, de cachots vous n'auriez pas besoin :

Qu'on saisisse nos biens, ou qu'on nous emprisonne,

Nul de nous ne défend ses biens, ni sa personne.

Soldats de la loi sainte, elle enseigne à nos cœurs

A respecter les rois, même dans leurs erreurs ;

Nous ne résistons pas. La fortune, la vie,

On peut les immoler au prince, à la patrie ;

Mais il est des devoirs, il est même des droits

Que Dieu ne permet pas d'immoler à des rois.

 

LE MINISTRE.

Quoi ! vous vous soumettez au prince !... et des rebelles

Prennent pour vous venger des armes criminelles !

La présence du roi ne les arrête pas ;

Autour de ce palais ils bravent nos soldats.

Leur cri de ralliement, c'est le nom du grand-maître ;

En ce moment fatal, le sang coule peut-être ;

Aux volontés du roi vous vous dites soumis !

Et voilà cependant ce qu'osent vos amis!

 

LE GRAND-MAITRE.

Nos amis ! c'est ainsi qu'on nomme des rebelles !

Nous n'avons pour amis que des Français fidèles.

Forts pour vous résister, si l'honneur l'eût permis, 

Nous aurions dédaigné d'assembler nos amis ;

Et peut-être qu'au nombre opposant la vaillance,

Nous aurions pu suffire à cette résistance ;

Nous aurions su mourir : comment supposez-vous

Que de vils factieux soient excités par nous ?

Qui sont-ils ? Avec eux que le roi nous confronte ;

Sur d'autres que sur nous retomberait la honte.

Tous ceux qui prennent part à ce soulèvement,

Nous les désavouerons partout et hautement.

Voulez-vous dissiper ces perfides alarmes?

Rendez nous un instant, oui, rendez nous nos armes :

Le sang des factieux, soudain exterminés,

Détrompera le roi qui nous a soupçonnés ;

Si le monarque au moins nous fait l'honneur de croire

Que nous respecterons aussi notre victoire.

Vainqueurs, nous reprendrons nos fers, je le promets,

Oui, foi de chevalier, de chevalier français.

Tous imitent le serment du grand-maître. )

 

MARIGNI.

Mon père, soyez sûr qu'ils tiendraient leur promesse.

 

LE MINISTRE.

Je ne puis qu'obéir au roi ; le péril presse :

Vous, mon fils, armez-vous et suivez-moi soudain.

 

LE GRAND-MAÎTRE,  (regardant Marigni fils.)

Du moins il peut mourir les armes à la main !

Les soldats emmènent les Templiers.)

 

 

LES TEMPLIERS

ACTE III

SCENE IV.

 

LE MINISTRE, MARIGNI FILS.

 

MARIGNI.

Vous avez entendu ces guerriers respectables :

Mon père, croyez-vous encore qu'ils soient coupables ?

 

LE MINISTRE.

C'est à l'inquisiteur, mon fils, à le juger.

 

MARIGNI.

Pardonnez-moi pourtant de vous interroger;

Mon devoir...

 

LE MINISTRE.

                         Est d'agir et surtout de vous taire.

 

MARIGNI.

Vous m'en faites la loi ; je me tairai, mon père.

 

LE MINISTRE.

Venez, cherchons l'honneur de venger notre roi.

 

MARIGNI.

Oui, je cours au danger, c'est un besoin pour moi.

 

 

FIN DU TROISIEME ACTE.