JACQUES DE MOLAY - Dernier maître du Temple : une biographie impossible ?

Par Alain Demurger 

 

 

 

 

Alain Demurger
Alain Demurger

     Bien entendu je vais répondre que rien n’est impossible malgré le faible corpus documentaire dont l’historien dispose.

 

     En préalable, il faut rappeler que l’Ordre du Temple est d’abord un ordre religieux dépendant directement du pape ; un ordre religieux mais à vocation militaire, et donc actif dans le siècle. Ordre religieux, il l’est toujours en 1307, et c’est illégalement que le roi Philippe le Bel s’en est pris à lui. Je ne peux ici retracer l’histoire de cet Ordre né en Terre sainte vers 1120 et qui, depuis cette date, a mené le combat pour défendre les États latins d’Orient nés de la première croisade jusqu’à la chute d’Acre en 1291. Les Templiers comme tous les latins du royaume d’Acre qui ont survécu ont dû alors se replier sur le royaume de Chypre que son insularité protégeait. C’est là que, en 1292, Jacques de Molay va être élu maître général de l’Ordre ou Grand Maître. Il va exercer sa charge jusqu’en 1307 date de son arrestation en France, mais il sera considéré comme Grand Maître jusqu’à sa mort en 1314. Il devait avoir alors entre 65 et 70 ans.

 

1250 – La jeunesse de Molay.

 

     Avant 1292, nous ne savons de lui que ce qu’il dit lorsqu’il est interrogé le 24 octobre 1307 à Paris, où il a été arrêté le 13 octobre précédent. Interrogé sur les conditions de sa réception, il dit sous serment qu’il y a 42 ans passés, il fut reçu dans l’Ordre dans la maison de Beaune au diocèse d’Autun, par frère Humbert de Pairaud, chevalier, en présence de frère Amaury de la Roche et de plusieurs autres frères. C’est tout. Il y a 42 ans en 1307, soit 1265. Son entrée dans l’Ordre se situe vers cette date. A Beaune une plaque sur un mur de la chapelle templière le rappelle (Je vous signale que le porche de la chapelle de Beaune est toujours visible de nos jours mais il faut pour cela franchir l’Atlantique et aller au musée des Cloitres de New-York).

 

     Entré au Temple vers 1265, quel âge avait-il ? On sait qu’il était chevalier. Si, comme il était fréquent, il a été adoubé chevalier à 20 ans il serait né vers 1245. S’il a été adoubé plus jeune comme certains l’on été, on pourrait faire remonter cette naissance à 1248 - 1249. Où est-il né ? Deux Molay revendiquent notre Jacques, un Molay en Haute Saône et un autre dans le Jura. Je ne rentre pas dans le détail, j’opte pour le Molay de Haute Saône, non pas qu’il y ait des documents qui soient particulièrement probants pour cela (il n’y en a pas davantage pour l’autre), mais simplement parce que je relève que dans l’entourage de Jacques de Molay, (ce qu’on appelle sa « familia », cuisinier, palefrenier, chapelain etc…), beaucoup viennent de localités proches du Molay de Haute Saône : Jacques de la Rochelle du nom du petit village de la Rochelle près de Molay en Haute Saône ; Guillaume de Gy qui vient du village de Gy à une vingtaine de kilomètres, ou encore Pons de Bono-Opere qui vient du village voisin de Benèvre.

 

1265 – Jacques de Molay, Templier de base sous Thomas Bérard.

 

     On ne lui connait aucune attache familiale au Temple, il est de petite ou moyenne noblesse. Le fait qu’il ait été reçu a Beaune par deux sommités de l’Ordre du Temple à ce moment là, à savoir, Humbert de Pairaud qui était visiteur de l’Ordre en Occident et Amaury de la Roche qui était maître de France, n’a aucune signification. Ce sont deux dignitaires qui passent leur temps à parcourir leur circonscription si je puis dire, la province de France pour le maître de France et le royaume de France pour le visiteur, à visiter les commanderies ; et à l’occasion de leur passage, le commandeur de la maison s’efface souvent pour les laisser recevoir dans l’Ordre les postulants sans que cela revête une signification particulière. Jacques de Molay est un petit noble des environs de Beaune, point final.

 

     Que sait-on de lui ensuite ? Il était fréquent, presque normal, que les frères chevaliers partent très vite au « front », dans la « Terre d’Orient ». Il y a trois catégories de frères dans l’Ordre du Temple : les frères chevaliers ; les frères sergents, qui peuvent être des frères sergents d’armes qui combattent aussi (certains de ces frères sergents sont nobles d’ailleurs sans être chevaliers) et des frères sergents de métier, c'est-à-dire des gens qui cultivent la terre, qui sont meuniers, porchers, gardiens de troupeaux etc. ; et les frères prêtres ou chapelains qui seuls ont reçu l’ordination du prêtre. Sergents et chevaliers restent des laïcs et c’est pour cela, qu’à la différence des frères prêtres, ils peuvent se battre, verser le sang, tuer... et être tués. Notre Jacques de Molay, un homme expert en armes en sa qualité de chevalier, a donc dû partir en Orient dans les quelques années qui ont suivi sa réception.

 

1273 – Jacques de Molay sous la maîtrise de Guillaume de Beaujeu.

 

     On a voulu lier son départ à celui du Grand Maître Guillaume de Beaujeu. Lequel a été élu en 1273 à la mort de Thomas Bérard alors qu’il était en Occident. Guillaume avait déjà séjourné en Terre Sainte puis était revenu en Occident pour diriger la province templière d’Italie du sud. Élu en 1273, il ne gagna le quartier général de l’Ordre à Acre qu’en 1275. Il a auparavant assisté au concile de Lyon. Si donc Jacques de Molay avait été dans la suite de Guillaume de Beaujeu, il aurait attendu 10 ans de 1265 à 1275 pour passer en Orient. Cela me parait beaucoup trop long. A mon avis, il est parti avant même que Guillaume de Beaujeu ne soit élu et il n’a pas grand-chose à voir avec Guillaume de Beaujeu. Il ne fait pas partie de son entourage, de ses familiers et c’est sans doute la raison pour laquelle on n’entend absolument pas parler de lui en Orient pendant la maîtrise de Guillaume de Beaujeu qui dure jusqu’en 1291. S’il avait été quelqu’un de l’entourage de Guillaume de Beaujeu, on aurait eu quand même de temps en temps une mention de lui ; or on n’en a aucune, pas même celle que j’avais cru relever dans ma première version de la biographie que j’ai consacrée à Jacques de Molay avec sa présence en France en 1285 pour la réception d’un frère qu’on retrouve ensuite en Terre Sainte ; c’est une erreur de lecture de ma part, 1285 pour 1295 : à cette dernière date effectivement, Jacques de Molay est Grand Maître et présent en Occident.

 

     Il n’est pas un proche de Guillaume de Beaujeu et c’est la raison pour laquelle on ne parle pas de lui. Ce n’est donc pas quelqu’un qui compte et s’il est devenu important, c’est parce qu’il y a eu une catastrophe.

 

     Cette catastrophe c’est la chute d’Acre en 1291. Ne subsiste que le royaume de Chypre et le royaume de petite Arménie qui est un état chrétien mais pas latin. La chute d’Acre est une étape douloureuse pour les latins et en particulier pour les ordres religieux-militaires, le Temple et l’Hôpital : le Grand Maître Guillaume de Beaujeu, le maréchal du Temple et beaucoup de dignitaires et commandeurs de maisons constituant l’encadrement du Temple tombent dans les combats.

 

1291 – Jacques de Molay sous la maîtrise de Thibaud Gaudin.

 

     Il va donc y avoir un profond renouvellement des hommes après cette catastrophe de 1291 et c’est de cela que Jacques de Molay va profiter. Il ne devient pas Grand Maître tout de suite. Il y a d’abord la maîtrise de Thibaud Gaudin qui avait l’avantage d’être un dignitaire connu en Orient. C’est sur ordre qu’il a été exfiltré d’Acre assiégée par les mamelouks pour rejoindre Sidon où il a essayé d’organiser la résistance. C’est là qu’il est désigné maître du Temple sitôt connu la mort de Guillaume de Beaujeu. Sidon n’est pas défendable et les Templiers avec Gaudin quittent la ville pour Chypre où les débris des garnisons templières des dernières forteresses côtières les rejoignent. Jacques de Molay est du nombre sans que l’on sache s’il était à Acre ou ailleurs. C’est donc d’abord Thibaud Gaudin qui est Grand Maître. On connait très peu de choses sur Thibaud Gaudin, sinon qu’il était déjà âgé. De fait il meurt très vite, avant le 16 avril 1292 date anniversaire de sa mort selon l’obituaire de Reims.

 

1292 – Grand Maître de l’Ordre du Temple.

 

Jacques de Molay en Grand Maitre devant la tour du Temple de Paris
Jacques de Molay en Grand Maitre devant la tour du Temple de Paris

     Thibaud Gaudin est-il mort le 16 avril ou avant ? Le problème en effet est que le 20 avril 1292 Jacques de Molay est déjà Grand Maître. Le prouve un document irréfutable : une très belle lettre de Jacques de Molay envoyée aux Templiers d’Aragon et souscrite par tous les dignitaires du Temple que Jacques de Molay le nouveau Grand Maître, vient de nommer. Or quatre jours entre la mort de Thibaud Gaudin et la désignation du nouveau Grand Maître, c’est quand même un peu bref : normalement selon le rituel du Temple il faut à peu près compter deux mois. Plusieurs hypothèses peuvent être faites sur la date de l’élection du Grand Maître. Elle intervient avant le 20 avril c’est certain ! Après le 16 avril - si Thibaud Gaudin est bien mort ce jour là - ne serait possible que si cette mort était intervenue au cours d’un chapitre général de l’Ordre. On sait que Thibaud Gaudin en a convoqué un mais on le place plutôt à l’été 1291. Pris de court par le décès subit de Gaudin, le chapitre aurait enclenché immédiatement la procédure d’élection du nouveau Grand Maître ? Hypothèse. A moins que le 16 avril ne soit que la date à laquelle la nouvelle de la mort de Gaudin ne soit arrivée à Reims ? Auquel cas il y aurait eu un délai suffisant pour organiser l’élection. Hypothèse encore.

 

     Un autre fait concernant cette élection de Jacques de Molay prête aussi à discussion : y-t-il eu des contestations ou non ? Or là encore on est victime de nos sources. Il s’agit du témoignage du Templier Hugues de Faure, interrogé au cours du procès en 1311. Il dit qu’il était à Chypre quand le Grand Maître a été élu et il rapporte que Jacques de Molay aurait manœuvré de façon bizarre (à moins qu’il n’ait été très habile !) pour se faire élire. Le problème est que le témoignage est confus, voire incohérent et pas toujours compréhensible. Et puis c’est un témoignage tardif (1311) et dans un contexte trompeur, celui du procès. On retient que deux clans se seraient affrontés, un clan qui était favorable à Hugues de Pairaud et un clan favorable à Jacques de Molay. Hugues de Pairaud, qui est-ce ?

 

     C’est le neveu d’Humbert de Pairaud, celui qui a reçu Jacques de Molay en 1265. Mais en 1292, Hugues de Pairaud n’est rien d’autre que le neveu. Il n’est pas encore visiteur de l’Ordre en France comme l’a été son oncle. Hugues de Pairaud a semble-t-il fait toute sa carrière en Occident, bien que chevalier. Or il est curieux qu’en 1292, les Templiers de Chypre se soient partagés, entre partisans d’un candidat qui n’était rien mais qui était sur place, Jacques de Molay et un autre candidat qui n’était rien non plus mais qui était en Occident. Alors là-dessus on a un peu divagué en disant que Hugues de Pairaud était le candidat du roi de France : en 1292 cela ne veut rien dire ; en 1307, 1308, passe encore, mais pas en 1292. Le roi de France se moque bien alors de ce qui se passe à Chypre. Et de toute façon, il n’a pas le temps d’intervenir pour dire : « mon candidat c’est celui là ».

Quatre jours et même deux mois, c’est un délai trop court pour que le roi soit informé, fasse un choix et le fasse connaître. En 1292, l’affaire du Temple n’a pas commencé.

 

     On ne peut donc retenir qu’une chose du témoignage d’Hugues de Faure : peut être y a-t-il eu des oppositions à Jacques de Molay au sein du Temple ce qui est normal car on élisait des inconnus, des gens qui n’avaient pas fait leur preuve. Mais une fois l’élection faite, il n’y eut pas de contestation et à aucun moment de sa carrière, Jacques de Molay n’a été mis en cause au sein de son Ordre.

 

1293 – Le voyage en Occident.

 

     Jacques de Molay ne connait pas l’Occident, il ne connait pas bien son Ordre. Il va faire connaissance de l’Ordre du Temple en se rendant en Occident dès le printemps 1293. Il débarque à Marseille au printemps 1293. On le suit dans le midi de la France, en Angleterre, en Aragon puis en Italie ; il fait un bref passage à Paris retourne par le midi français avant de rentrer à Chypre en 1296 où 1297. Il prend contact avec les maîtres des provinces templières ; il tient des chapitres généraux de l’Ordre à Montpellier en 1293, à Arles en 1296 ; il assiste au chapitre général de la province de France à Paris, au chapitre général de la province d’Angleterre à Londres. Bref, il visite, il noue des contacts, il impose un certain nombre de réformes dans l’Ordre mais ces réformes de 1292-1293 n’ont rien à voir avec les réformes qu’on aurait voulu voir imposées à la lumière du procès de 1307. En 1293, il n’est pas question de procès, il n’est pas question d’hérésie, il n’est question de rien. En revanche, le Temple est un Ordre qui n’est plus sur le front parce que la Terre Sainte est perdue. Il reste en limite du front mais plus sur le front. Il serait peut être bon d’abandonner un certain nombre d’usages qui étaient liés au fait qu’on exerçait une activité militaire comme par exemple le fait de manger de la viande très souvent. Sur le front il fallait des soldats forts et bien nourris. Maintenant, en Occident en particulier, peut-être faudrait-il que les frères du Temple se conduisent comme les frères religieux des autres ordres et soient un peu moins carnivores qu’ils ne l’étaient. C’est du détail, dira t’on mais ce n’est peut-être pas secondaire et cela rappelle utilement, si besoin en était que le Temple a une règle et qu’il est un ordre religieux. L’idée de réforme des ordres religieux est une idée constante. L’église réforme tout le temps, et réformer c’est en revenir aux usages anciens. Cela vaut pour le Temple comme pour Cîteaux ou l’Ordre bénédictin.

 

     Jacques de Molay toutefois a d’autres objectifs : il veut mobiliser l’Occident, les Templiers en particulier, pour le soutien à la Terre Sainte. Il a demandé au roi de Naples, qu’il a rencontré, de permettre aux Templiers d’exporter de son royaume, vivres, armes, montures, argent sans payer de droits de façon à secourir la Terre Sainte et soutenir l’action des combattants. Jacques de Molay n’est pas venu pour organiser une croisade. C’est l’affaire du pape. Mais il a pu en parler avec celui-ci, notamment avec Boniface VIII : il était présent en Italie au moment de son élection et de son couronnement.

 

1297 – Retour à Chypre, l’ilot de Rouad.

 

     C’est que, Jacques de Molay va en fait soutenir une autre stratégie qui ne passe pas par l’organisation d’une croisade de l’Occident : trop long ! Trop de problèmes ! Trop d’échecs ! Il va au contraire favoriser une stratégie proprement orientale qui repose sur l’alliance de toutes les forces chrétiennes présentes en Orient, c'est-à-dire les ordres religieux militaires du Temple et de l’Hôpital - l’ordre voisin, rival mais aussi partenaire du Temple - les restes des forces de Terre Sainte réfugiées à Chypre, l’armée chypriote, et les Arméniens du royaume de Cilicie ou Petite Arménie (aux confins de la Turquie et de la Syrie dans la région de Tarse). Il s’agit de fédérer toutes ces forces chrétiennes présentes en Orient pour les engager dans une alliance avec les Mongols. De quoi s’agit-il ? Les Mongols, avec Gengis Khan et ses successeurs, partis de Mongolie ont conquis de vastes territoires, de la Chine à la Russie et même la Pologne et la Hongrie vers les années 1250. L’empire de Gengis Khan, étendu par ses successeurs s’est divisé en quatre "khanats", deux en Orient qui ne nous intéressent pas, deux en Occident, l’un dit de la Horde d’Or installé sur les steppes du sud de la Russie et le khanat de Perse qui est installé sur la Perse et la Mésopotamie et qui a pour capitale Tabriz. Ces nomades n’étaient pas musulmans ni chrétiens au départ, ils étaient chamanistes, mais avec la présence de toutes les religions au sein de leur état, l’état mongol était le seul état médiéval et même moderne qui était tolérant. La loi interdisait tout prosélytisme entre les religions, toutes étaient acceptées à condition qu’elles ne se chamaillent pas. Il y avait des mongols chamanistes, d’autre étaient convertis à l’islam, d’autre qui étaient chrétiens. Il se trouve que le khan et les principaux dirigeants de Perse ont fini par se convertir à l’islam mais ils restent très hostiles aux mamelouks d’Egypte, c'est-à-dire à la dynastie d’origine turque, (vous savez, ces esclaves soldats qui formaient les armées du sultanat du Caire et qui ont pris le pouvoir en 1250). Les mongols vont chercher à obtenir l’alliance des chrétiens d’Orient et des chrétiens latins contre les mamelouks. A la fin 1299, les Mongols de Perse lancent l’offensive en Syrie et vainquent les mamelouks à la bataille d’Homs ; ils s’emparent des principales villes de Syrie dont Damas, et occupent Jérusalem un moment. Comme les chrétiens de Chypre sont entrés en contact avec les mongols et s’apprêtent à leur prêter main-forte, la nouvelle s’est répandue en Occident que les chrétiens avaient de nouveau occupé la ville du Christ. Comme le général mongol qui avait pris Jérusalem s’appelait Mûlay, on a cru aussi que c’était notre Jacques de Molay et ses Templiers qui avaient conquis Jérusalem. Au XIXe siècle, lorsque Louis-Philippe organisera à Versailles les salles des croisades, il sera passé commande de nombreuses œuvres de peinture. Parmi celles-ci, un vaste tableau, œuvre du peintre Jacquand, illustre cette nouvelle prise de Jérusalem.

 

Claudius Jacquand (1803-1878), Musée National des Château et Trianons de Versailles.
Claudius Jacquand (1803-1878), Musée National des Château et Trianons de Versailles.

 

     Fausse nouvelle ! Les mongols n’ont tenu Jérusalem que quelques semaines et Jacques de Molay n’y était pas car les chrétiens n’avaient pas encore eu le temps d’agir en commun avec les mongols. Ceux-ci d’ailleurs abandonnent la Syrie à la sortie de l’hiver, promettant aux chrétiens de revenir l’année suivante. Les mongols ont un problème ; ce sont des cavaliers et

leur chevaux ont besoin d’herbe ; ils sont gens de la steppe, et non pas des gens du désert. La Mésopotamie, c’est le désert et la quantité de nourriture pour les chevaux n’est pas suffisante. Ils ne peuvent y mener que des actions hivernales et d’assez courte durée.

 

     Ceci est la cause de l’échec de cette stratégie, cependant très viable, qui a été tentée par les latins et dont Jacques de Molay a été le principal organisateur. Les Templiers ont joué à fond cette carte. Les Hospitaliers un peu moins, le Grand Maître de l’Hôpital étant encore en Occident, mais ils ont battu le rappel et ont participé à toutes les actions ultérieures. Pendant deux ans, de 1299 jusqu’en 1301-1302, les contacts avec les mongols vont être constants et les latins vont, dans la perspectives d’actions conjointes, lancer des raids sur la côte syrienne et s’installer sur un petit ilot face à Tortose, l’ilot de Rouad, à trois kilomètres de la côte. Ils vont en faire une espèce de tête de pont sur lequel ils vont hiverner dans l’optique d’en faire un point de ralliement pour leurs troupes quand les mongols seront annoncés. Malheureusement, ces opérations combinées ne vont jamais correctement fonctionner. En 1302, la dernière offensive mongole ne sera pas menée jusqu’au bout et l’îlot de Rouad va être reconquis par les mamelouks. Les chrétiens grâce aux flottes italiennes avaient la maîtrise de la mer, ce qui protégeait l’îlot de Rouad. Un creux dans la présence de la flotte italienne a permis aux mamelouks de reprendre Rouad et de faire prisonniers les Templiers du moins ceux qui étaient chevaliers et dont on pouvait espérer tirer une rançon ; tous les autres, frères sergents et auxiliaires furent exécutés. Ces Templiers prisonniers au Caire, on en retrouvera quelques-uns, libérés près de 40 ans après la chute du Temple. Cette stratégie de l’alliance mongole n’a pas donné de résultats mais cela ne veut pas dire qu’elle n’était pas viable. Il s’agit quand même d’une initiative qui montre d’une part que la reconquête de la Terre Sainte n’est pas un objectif abandonné et que d’autre part les Templiers et les latins d’Orient ont joué dans cette tentative tout leur rôle ans attendre forcément le secours de croisés occidentaux.

 

1306 – Convocation à Poitiers par Clément V.

 

Bertrand de Got "Clément V"
Bertrand de Got "Clément V"

     En 1306, une fois l’échec de cette stratégie constatée, il faut bien revenir à du classique en Occident. Un nouveau pape Clément V a été élu en 1305 et couronné à Lyon en novembre 1305. C’est l’ancien archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got. Il s’est installé à Poitiers (qui est dans le royaume de France), en attendant de pouvoir rentrer à Rome pour le moment en proie aux troubles. En 1306, Clément V convoque à Poitiers les maîtres des ordres militaires, Jacques de Molay maître de l’Ordre du Temple et Foulque de Villaret maître de l’Ordre de l’Hôpital qui sont alors tous les deux à Chypre pour venir discuter de deux choses : la croisade et la fusion des ordres.

 

     Jacques de Molay, de ce qu’on sait de son gouvernement à Chypre, est un homme qui n’est pas du tout un despote, c’est quelqu’un qui gouverne disons sagement, sans génie sans doute, même s’il faut combattre l’image négative dont on l’a affublé mais qui la plupart du temps n’a pas de consistance. C’est un homme de bon sens, un homme assez solide et qui sait ce qu’il veut. Ce n’est pas un despote et il sait gouverner collectivement. On connaît de lui une trentaine de lettres seulement. Quelques unes sont très administratives et ne servent à rien, « je confirme telle chose etc… » Elles nous permettent de dater, de savoir où tel Templier est passé et à quel moment. D’autres lettres sont d’un ton plus personnel comme celles qui ont été envoyées à Pierre de Saint-Just en Catalogne ; elles révèlent un homme assez bienveillant avec une image débonnaire qui correspond bien à son personnage. Débonnaire, mais il ne s’agit pas de le chatouiller sur l’autorité. Dans l’ensemble il a gouverné sagement l’Ordre du Temple. Il n’oublie pas que c’est un ordre religieux qui dépend directement du pape. Donc lorsque le pape le convoque en 1306, il obéit et vient en Occident. Il y arrive à la fin de l’année 1306 ayant fait la traversée en hiver. Habituellement on ne traversait pas la Méditerranée surtout d’est en ouest en plein hiver. Mais enfin, il est arrivé en France vers Marseille très probablement à la fin de l’année 1306 ou début 1307. On ne sait pas trop ce qu’il a fait entre le mois de janvier et le mois de mai 1307 où on le retrouve à Poitiers auprès du pape. En tout cas le voyage de 1306 est très différent de celui de 1293. En 1293 le voyage était entrepris à son initiative ce qui n’est pas le cas du voyage de 1306. C’est le pape qui le convoque comme il convoque aussi Foulque de Villaret le maître de l’Hôpital alors engagé dans la conquête de Rhodes commencée en 1306. Villaret quitte Rhodes alors que la ville même n’est pas encore prise. La citadelle de Rhodes ne sera enlevée aux grecs (et non pas aux turcs) qu’en 1309 ou 1310. Villaret passa par Chypre d’où il s’embarqua pour l’Occident, mais on ne trouve pas sa trace. On ne sait pas s’il était déjà à Poitiers en mai 1307 ou s’il y arriva plus tard.

 

A - la question de la croisade.

 

Mémoire sur la croisade de Jacques de Molay
Mémoire sur la croisade de Jacques de Molay

    

     Pour préparer cette rencontre avec le pape les maîtres des ordres ont rédigé des mémoires, l’un sur la croisade et l’autre sur la fusion des ordres. On a les mémoires sur la croisade des deux maîtres. Pour la fusion des ordres on n’a que celui de Jacques de Molay. Si on n’a pas celui de Foulque de Villaret, ce n’est peut-être pas par hasard. Villaret ne tenait pas à s’engager dans cette question, car il savait, je pense, qu’il n’y avait qu’à attendre, que la fusion se ferait un jour et quelle se ferait assez largement au profit de l’Ordre de l’Hôpital. Là encore c’est une hypothèse.

 

     Sur la croisade que disent-ils nos deux compères ? Que des choses bien traditionnelles. On oppose souvent le novateur Foulque de Villaret au conservateur Jacques de Molay. Cette opposition n’apparaît guère à la lecture de leurs mémoires sur la croisade ! Foulque de Villaret fait de la première croisade le modèle à suivre avec ses deux chefs : un chef militaire, Godefroi de Bouillon et un chef religieux, le prédicateur Pierre l’Hermite. ça ne fait pas très neuf ! En fait le problème est que si on veut reconquérir la Terre Sainte, il va falloir effectivement « mettre le paquet ». Nos deux maîtres prévoient, toutefois avant une grande croisade, toute une série d’opérations préliminaires, ce qu’on a appelé le « petit passage » par rapport au « grand passage ». Ils n’opposent pas le petit et le grand passage.

 

     Le petit passage consiste en raids côtiers, effectués par une petite flotte opérant à partir de Chypre pour assurer la tranquillité de la Méditerranée orientale et s’assurer la maîtrise de la mer. Tout cela rentre dans le petit passage, dans les préparatifs, ce qui n’est pas contradictoire avec le grand passage. La question est « comment ? » Comment faire le petit passage, comment faire des raids, faire des prisonniers qu’on pourra échanger contre d’autres, comment détruire des ports, des établissements et empêcher les mamelouks de contrôler la mer au moyen d’une flotte. Ces opérations doivent permettre aussi d’empêcher les marchands chrétiens de continuer à faire du commerce à Alexandrie avec les infidèles. Les méchants italiens sont à Alexandrie ; les bons italiens, qui sont les mêmes, protègent avec leurs bateaux les chrétiens du royaume de Chypre, les Templiers et les Hospitaliers quand ils veulent faire des opérations. Bref il y a des contradictions et les mémoires de nos deux Grands Maîtres s’attachent à les résoudre.

 

B – La fusion des ordres.

 

     Qu’entendre par fusion des Ordres ? L’idée de départ est celle-ci : les ordres, ces dernières trente années ont subi échecs sur échecs en Orient jusqu’à la catastrophe finale de 1291. Leur rivalité, leur arrogance est cause de ces échecs ; leurs richesses, excessives, sont mal employées. Les ordres militaires (pas seulement le Temple) sont de parfaits boucs émissaires. Donc la solution consiste à fusionner les ordres. C’est évidemment une idée simple à laquelle Jacques de Molay qui y est hostile, oppose un argument pas très convaincant : quand il y a deux ordres concurrents, il y a de l’émulation entre eux. En tout cas la question de la fusion va sans doute empoisonner les discussions qui ont lieu à Poitiers. En s’opposant ainsi non seulement à l’opinion publique (ce n’est pas encore très grave à cette époque) mais surtout au pape et au roi, il va gêner le pape et mécontenter le roi.

 

     Celui-ci veut sans doute la fusion des ordres mais à ses conditions : ces deux ordres internationaux n’en feraient plus qu’un seul, dont le Grand Maître serait un roi ou un fils de roi. Un roi, ce serait Philippe le Bel et un fils de roi, ce serait un de ses fils. Philippe le Bel ne le dit pas aussi crûment, mais on le dit pour lui. Évidemment cette solution heurte tout le monde : les deux ordres, les autres rois et princes et le pape puisqu’il veut fusionner et placer sous son contrôle deux ordres internationaux qui ont des biens en France, mais aussi en Angleterre, en Aragon, en Italie etc… Bref, à Poitiers la question de la fusion ne progresse guère. De toute façon une autre question, autrement plus préoccupante va surgir et occuper le devant de la scène pendant les années à venir. La fusion des ordres se fera mais d’une façon tout à fait inattendue.

  

C – Les rumeurs.

 

     Quand Jacques de Molay arrive en France, il va se trouver confronté à un autre problème : les rumeurs courant sur l’Ordre du Temple et sur les pratiques scandaleuses des Templiers. Depuis 1305, en effet, des rumeurs sont nées dans la région d’Agen et ont été reprises par un dénommé Esquieu de Floyrac de Biterris qui n’est pas un bourgeois de Béziers comme on le dit mais un petit nobliau de la région d’Agen (fief de Biterris en Bruihois près de Laplume - Lot et Garonne). Esquieu a été en parler au roi d’Aragon qui lui a dit de revenir le voir quand il aurait quelque chose de plus sérieux à proposer. Esquieu de Floyrac débouté a été voir le roi de France qui, comme à son habitude n’a rien dit mais n’en pense pas moins : ses conseillers ouvrent un dossier sur le Temple. Esquieu de Floyrac sera ensuite récompensé par le roi de France, il deviendra valet du roi et il apparait avec cette charge dans la documentation en 1308 : le roi est alors à Boulogne pour les cérémonies des mariages de son fils (avec la fille d’Othon IV de Bourgogne et de Mahaut d’Artois) et de sa fille, Isabelle (avec le roi d’Angleterre Édouard II). Esquieu de Floyrac est alors auprès du roi.

 

     Philippe le Bel a donc été informé (en 1305) et il en parle au pape lors du couronnement de ce dernier à Lyon en 1305, lui demandant de vérifier ces bruits et d’agir. Pour le pape, c’est une demande parmi les autres que lui fait le roi à ce moment-là. Car beaucoup plus importante que l’affaire, naissante, des Templiers, est pour le pape comme pour le roi la question du procès à la mémoire de Boniface VIII et des suites de l’attentat d’Anagni. Je suis obligé de la résumer en deux mots sinon on ne comprend pas bien.

 

     En 1303, à l’issue d’un violent conflit resté au plan de virulents échanges de lettres jusque-là, avec le pape Boniface VIII, Philippe le Bel a laissé son fidèle conseiller Guillaume de Nogaret employer la voie de fait contre le pape Boniface VIII : Nogaret est parti en Italie à la tête d’une petite troupe essentiellement composée des adversaires italiens et romains du pape, à savoir les gens de la famille des Colonna adversaires de la famille des Caetani dont était issu le pape Boniface VIII. Ils sont arrivés à Anagni où le pape avait sa résidence d’été, ont fait prisonnier le pape, l’on menacé, injurié, presque frappé. Sous les yeux impassibles de Guillaume de Nogaret qui n’a rien fait pour l’empêcher. On dit que le pape qui aurait pu périr, a été sauvé par la révolte des gens d’Anagni qui ont mis en fuite les agresseurs. Le pape ne s’en remettra pas et mourra dans le mois qui suit. De quoi s’agissait-il ? Guillaume de Nogaret venait, au nom du roi de France, citer le pape Boniface VIII à comparaitre devant un concile œcuménique chargé de le juger pour hérésie, rien que ça ! Quant au pape il préparait une bulle d’excommunication du roi de France et de tous ses complices. L’attentat d’Anagni a retardé l’excommunication qui est intervenue après mais, Nogaret et les Colonna ayant été mis en échec, la citation à comparaître n’a pu être remise à l’impétrant comme l’aurait voulu le roi. Tout est resté en suspens. Boniface VIII est mort un mois après. Son successeur Benoît XI qui a été élu au cours d’un concile qui avait été convoqué après l’attentat, a certes ramené la paix avec le roi de France : il lève l’excommunication du roi et de tous ceux qui n’avaient pas été directement impliqués dans l’attentat d’Anagni (Nogaret reste lui excommunié). Or Philippe le Bel veut plus : il veut qu’on fasse un procès posthume à la mémoire de Boniface VIII, un procès en hérésie. Le règne de Benoît XI ayant été bref, c’est avec son successeur Clément V que Philippe va devoir traiter ces questions.

 

     L’on voit bien alors comment les petites histoires – vraies ou fausses – racontées par Esquieu de Floyrac sur le Temple vont servir le roi : cela va lui donner un moyen de pression supplémentaire sur le pape. Clément V soumis à cette double pression - Boniface VIII et les Templiers - va résister. Il a même été remarquablement résistant ; élastiquement résistant, si l’on veut, mais remarquablement résistant.

 

1307 – Dans les filets du roi de France.

 

Philippe IV "le Bel"
Philippe IV "le Bel"

      Donc, pour Philippe le Bel les racontars d’Esquieu de Floyrac sont bons à prendre de façon à ouvrir un nouveau front face au pape et obliger ce dernier à donner satisfaction au roi sur le front principal c’est-à-dire le procès posthume de Boniface VIII. Le pape, face au roi semble comprendre assez rapidement aussi que, par l’affaire du Temple le roi de France peut atteindre aussi des objectifs qui vont bien au-delà des Templiers et de Boniface VIII, des objectifs qui concernent la place de la royauté française dans l’ordre du monde chrétien voulu par Dieu, la place essentielle du royaume de France, de son prince et de son roi dans la chrétienté. Ce n’est pas par hasard que l’on a pu parler de tentative de « pontificalisation » de la monarchie française. Il est déjà acquis que le roi est « empereur dans son royaume » c’est-à-dire qu’il ne reconnaît la supériorité d’aucun autre pouvoir civil, celui de l’empereur donc. Mais il veut aussi être pape en son royaume et pas seulement pour pouvoir nommer les évêques à sa guise.

 

     Revenons-en aux Templiers. Sous la patte et la plume de ses conseillers Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians (en fait c’est lui qui sera le plus souvent mis en avant, le pape refusant d’avoir à faire avec Nogaret, excommunié), les rumeurs colportées par Esquieu de Floyrac vont se transformer en accusations précises qui vont être explicitées dans l’ordre d’arrestation des Templiers et développées, précisées par la suite avec d’autres accusations. Les Templiers sont accusés d’hérésie. Lors de la cérémonie d’admission dans l’Ordre, le nouveau frère doit, pour être admis, renier le Christ, piétiner ou cracher sur la croix, se livrer à des baisers obscènes et accepter de s’unir charnellement avec les frères si on le lui demande. Les Templiers sont idolâtres et adorent une idole plutôt que Dieu et le Christ.

 

     Voilà les accusations auxquelles Jacques de Molay est confronté lorsqu’il arrive en France en 1306-1307. Il est conscient de leur gravité, mais il ne sait pas ce que le roi et ses conseillers ont dans la tête en les reprenant à leur compte. Il fait confiance à Clément V qui lui a promis de soutenir et de protéger l’Ordre du Temple puisqu’il en est le tuteur. Mais les rumeurs et les bruits fâcheux inquiètent de plus en plus Jacques de Molay au fur et à mesure qu’il en prend connaissance, si bien qu’au mois d’août 1307 il demande au pape d’ouvrir une enquête, enquête qui à ses yeux doit conclure à l’innocence des Templiers. 

 

 

Clément V et Philippe IV lors du procès
Clément V et Philippe IV lors du procès

 

 

 

     Le pape informe alors le roi le 24 août 1307 que suite aux choses dont ils ont déjà causé notamment à Lyon en 1305, puis à Poitiers en mai 1307 (le roi était passé aussi à Poitiers en 1307), et à la demande du Grand Maître, il lance une enquête. Cela n’arrange absolument pas les affaires de Philippe le Bel. Il sait que le pape va prendre son temps, non pas qu’il lanterne mais parce que c’est ainsi : l’enquête doit être sérieuse et juste. Les Templiers ont droit à une défense. La procédure prendra donc le temps qu’il faut pour arriver à une conclusion sereine.

 

 

L'arrestation 13 octobre 1307
L'arrestation 13 octobre 1307

     Or Philippe le Bel veut aller très vite et décide de court-circuiter le pape. Il sait très bien qu’il va se mettre dans l’illégalité mais pour arriver à ses fins, pour contraindre le pape à faire droit à ses autres revendications, il lui faut prendre ce risque. Le 14 septembre à l’abbaye de Maubuisson près de Pontoise où il séjourne alors, il réunit son conseil et décide, dans le plus grand secret, de faire arrêter tous les Templiers du royaume de France. Il fait rédiger l’acte d’arrestation avec les accusations portées contre les Templiers, celles que je vous ai indiquées et qui sont la preuve aux yeux du roi et de ses conseillers de l’hérésie des Templiers. C’est en effet très important : les Templiers sont et doivent être hérétiques car c’est la seule chose qui permette au roi d’agir dans le domaine de la foi :   « J’ai appris qu’ils sont hérétiques, j’ai donc pris la décision, pour le bien de la chrétienté toute entière, de les arrêter ». Il ne peut agir contre un ordre religieux que s’il y a preuve d’hérésie. Le roi ne s’embarrasse pas de preuves, il décrète qu’ils sont hérétiques. A partir de là il faut obtenir le plus rapidement possible que les Templiers reconnaissent qu’ils sont hérétiques. Le roi va effectivement très vite : l’acte d’accusation rédigé le 14 septembre est transmis aux baillis  t aux sénéchaux royaux aussitôt avec des instructions pratiques pour conduire l’arrestation. Celle-ci est fixée au 13 octobre et le secret doit être gardé jusque-là. Le 13 octobre au matin baillis et sénéchaux convoquent à l’aube les officiers royaux locaux et d’autres personnes sûres et les mettent au courant du but de l’opération. C’est la volonté du roi et le pape est d’accord, leur disent-ils, ce qui pour le pape, est faux. Clément V est alors totalement ignorant de la décision du roi. Le 13 au matin, la très grande majorité des Templiers du royaume sont arrêtés. Mais pas tous.

 

     Certains ont réussi à fuir, à se cacher : le maître de France, Gérard de Villiers est parti avec 40 compagnons ; la chancellerie royale en a dressé une courte liste, mais on en connaît d’autres, au hasard des dépositions ultérieures dans le procès. Le procès des Templiers d’Auvergne par exemple laisse entendre dans les indications de la mise en place de la procédure qu’il y avait encore bon nombre de Templiers auvergnats cachés et en fuite en 1309 soit deux ans après l’arrestation. Les Templiers avaient de très bonnes relations avec la noblesse. La petite et moyenne noblesse, c’était le vivier de l’Ordre du Temple. Donc il ne m’étonnerait pas, vu les relations pas très sereines entre le roi de France et sa noblesse, qu’il y ait eu quelques fuites et que quelques parents et amis aient prévenu un Templier ici ou là. Les sources narratives (la continuation de la chronique de Guillaume de Nangis ou la chronique de Jean de Saint-Victor) laissent entendre même qu’il y en eut pas mal. Et l’on ne peut rejeter les témoignages concernant le concile de Vienne en 1311-1312 qui disent que 1500 à 2000 Templiers rodaient dans la région de Vienne prêts à se présenter devant le concile pour défendre l’Ordre ; le chiffre est certes exagéré mais la chose est réelle.

 

     Que fit Jacques de Molay, arrêté lui aussi le 13 au matin, que savait il, comment a t-il réagi ? A-t-il été mis au courant de cette arrestation ? On ne sait pas. Après avoir assisté au chapitre général de la province de France fin juin, il est revenu à Poitiers auprès du pape. Il repart à Paris pour assister le 12 octobre aux obsèques de Catherine de Courtenay la femme de Charles de Valois, frère du roi. Il loge naturellement au Temple et c’est là qu’il est arrêté au matin du 13 octobre par Nogaret en personne. Pouvait-il s’attendre à ce coup du sort ? Des documents laissent entendre que des Templiers, bien informés lui auraient conseillé de fuir pour mieux défendre l’Ordre et les frères ensuite mais que Jacques de Molay aurait refusé de se désolidariser ainsi de ses frères. Je pense qu’il savait, même s’il ne pouvait connaître précisément ce qui le menaçait. Et puis il avait confiance, en particulier dans la protection du pape. Il pouvait penser que la vérité finirait par s’imposer et que tout cela allait finir par s’arranger. Il avait tort, sans doute, mais on ne peut le dire qu’après. De toute façon il n’était pas question pour lui de se dérober : c’est lui qui avait demandé une enquête ; fuir, c’était au contraire reconnaître la réalité des accusations et des fautes imputées à l’Ordre donc sa culpabilité.

 

     L’opération a été menée dans le royaume de France exclusivement ; malgré les demandes de Philippe le Bel, les autres souverains n’ont pas suivi. Pour leur forcer la main, pour amener le pape à céder, il faut obtenir rapidement des aveux.

 

      Il y a eu des interrogatoires et il y a eu torture systématique et générale. Il faut obtenir des Templiers qu’ils reconnaissent les accusations qu’on porte contre eux. On ne leur demande pas de dire la « Vérité », on leur demande de confirmer la vérité des accusateurs, celle que ceux-ci veulent entendre et qui se trouve contenue dans l’ordre d’arrestation. Là on est typiquement, si vous voulez une image contemporaine, dans le procès stalinien. Il suffit qu’ils reconnaissent l’une des « hérésies » qui leur sont reprochées. Jacques de Molay est arrêté le 13, il a été torturé, quoiqu’on en dise, comme tout le monde ; il est interrogé le 24 et il reconnaît qu’il a, lors de son admission dans l’Ordre à Beaune en 1265, renié le Christ, de bouche mais pas de cœur (c’est une formule que tous les accusés vont employer) et qu’il a craché sur la croix, enfin pas sur la croix mais à côté. C’est tout. Jacques de Molay n’a jamais rien reconnu d’autre que cela. Mais ça suffit et les agents du roi exploitent à fond ces maigres aveux : le lendemain, devant une grande assemblée de notables parisiens et de maîtres de l’université, Jacques de Molay répète ce qu’il a reconnu la veille. Et on obtient de lui en plus qu’il fasse une petite lettre à ses camarades prisonniers pour leur dire de ne pas s’obstiner à nier, et qu’il vaut mieux reconnaître les choses, ce sera meilleur pour eux et pour l’Ordre. Il y a eu la torture mais il est probable qu’on a joué sur tous les tableaux : promesses, « cajoleries », etc.

 

     Le roi peut triompher : à la fin du mois s’octobre, il a des aveux, dont ceux du Grand Maître et de quelques autres dignitaires de l’Ordre. Au total, en octobre et novembre, 138 Templiers ont été interrogés à Paris et 134 ont avoué tout ou partie des erreurs reprochées à l’Ordre. Tous les Templiers emprisonnés à Paris pourtant n’ont pas été interrogés. On le sait parce que les Templiers emprisonnés au Temple vont être ensuite dispersés et placés en détention dans une trentaine de localités d’Île-de-France. Quand on compte bien (sans qu’on ait d’ailleurs, tous les noms de ces Templiers dispersés) on constate que le chiffre des Templiers arrêtés et emprisonnés au Temple et en d’autres lieux de Paris le 13 octobre était bien supérieur à 138, le nombre de Templiers interrogés. Hors de Paris, la même situation a pu se reproduire même s’il est certain que des procès-verbaux ont disparu des dépôts d’archives. Outre ceux de Paris, on connaît les procès-verbaux de Caen, Cahors, Carcassonne, Nîmes, mais il en manque. Ajoutons qu’un Templier qui n’avoue pas n’est pas intéressant et on ne fait pas de procès-verbal de son interrogatoire. À Paris, quatre Templiers n’ont pas avoué ; le procès-verbal de leur interrogatoire est réduit à sa plus simple expression : « il s’appelle untel, il a été reçu à tel endroit et il nie tout ce qu’on lui reproche. » On ne perd pas son temps à interroger des Templiers qu’on a peut être torturés avant, mais qui ont refusé de parler et dont on sait qu’ils ne diront rien.

 

Novembre 1307 – Réaction de Clément V.

 

      Le pape, je l’ai dit n’a pas été informé du coup de force du roi. L’affaire étant lancée, il veut reprendre la main : le 22 novembre, il décide l’arrestation des Templiers dans toute la chrétienté : l’enquête, qu’il avait promis à Jacques de Molay le 24 août 1307 sera menée dans toute la chrétienté sous la responsabilité exclusive de l’Église.

 

 

Rouleau du procès de 1307
Rouleau du procès de 1307

     Dans la foulée, le pape envoie deux cardinaux à Paris pour s’informer des aveux faits à Paris et interroger eux-mêmes le Grand Maître et les principaux dignitaires. La première fois, le roi les amuse et ils reviennent à Poitiers bredouilles. Le pape, furieux parce qu’ils ont cédé sans résister au roi, les envoie derechef à Paris, où ils finissent par obtenir du roi le droit de pouvoir interroger les Templiers dans un couvent. Ils peuvent parler, seul à seul au Grand Maître et lui demander s’il a vraiment avoué. Le Grand Maître répond en substance : « oui c’est vrai et d’ailleurs je pourrai vous en dire encore bien plus si je pouvais m’adresser à tout le monde. » Les cardinaux organisent une réunion, à Notre Dame peut être pas, mais dans une église. Jacques de Molay y est confronté au public convoqué par les cardinaux. Selon le document catalan qui raconte ces faits, Jacques de Molay s’adresse à l’assemblée : « Seigneurs, tout ce que le conseil de France vous a dit, que moi et tous ces frères Templiers qui sont ici, et d’autres encore, ont confessé, est vrai » ; ouvrant son manteau et montrant ses bras décharnés et son corps torturé, il dit alors : « Voyez Seigneurs, comment on nous fit dire ce qu’on voulait. » Le Grand Maître et d’autres rétractent donc les aveux faits devant les inquisiteurs en octobre et novembre.  

 

     Le pape, à partir de là va adopter la position suivante :     « je tiens compte de ce que dit le roi de France, je tiens  ompte des aveux qui arrivent etc… Mais je tiens compte aussi des informations de Jacques de Molay et je ne prendrai aucune décision concernant le Temple tant que je n’aurai pas entendu en personne les Templiers, tant qu’ils n’auront pas été remis à l’église, tant que leur biens n’auront pas été restitués à l’église pour être consacrés ensuite à la Terre Sainte. » Il faut préciser que les biens du Temple ont été mis sous séquestre par le roi de France mais que ce dernier ne les a pas intégrés aux biens de la couronne. Un véritable bras de fer va opposer le pape au roi durant tout le premier semestre de l’année 1308.

 

1308 Le compromis de Poitiers.

 

     Ce bras de fer va se résoudre à Poitiers en juin-juillet 1308. Après deux consistoires réunis par le pape, en mai et en juin, où Guillaume de Plaisians parlant au nom du roi a été d’une extrême violence face au pape, Philippe le Bel a fini par céder ; il s’est

rendu compte qu’il n’obtiendrait rien de Clément V et qu’en s’obstinant sur cette affaire des Templiers, il bloquait aussi tout ce qu’il pouvait espérer sur le procès à la mémoire de Boniface VIII. On va avoir à Poitiers un compromis entre le pape et le roi. Ce compromis est global en ce sens qu’il ne porte pas seulement sur les Templiers. Le roi promet de remettre aux mains du pape les Templiers et de remettre à l’Église les biens du Temple, mais – il y a compromis - les Templiers seront toujours sous la garde d’agents du roi et leurs biens seront toujours gérés par des gardes royaux ; les uns et les autres le feront désormais au nom de l’Église. Ca ne change rien à la situation pratique des Templiers mais formellement, c’est important. Le roi par ailleurs accepte que 72 Templiers soient conduits à Poitiers, à la fin du mois de juin, pour être interrogés par le pape. Le Grand Maître et quatre autres dignitaires de l’Ordre devaient être du nombre mais ils n’arriveront pas à Poitiers : sous prétexte qu’ils étaient malades ou fatigués, ils vont être retenus à Chinon, château royal. En fait, le roi se méfie, il ne veut pas que les dignitaires comparaissent devant le pape. On dispose de quarante procès-verbaux d’interrogatoires (c’est dire qu’on ne les a pas tous). Ces 40 Templiers confirment tous les aveux qu’ils avaient faits précédemment devant les inquisiteurs et agents royaux ; mais plus d’une dizaine mentionnent qu’il y a eu torture et que celle-ci a joué un rôle dans leurs aveux, même s’ils se gardent bien de rétracter ceux-ci. En présence du pape et de ses cardinaux, la parole s’est un peu libérée mais pas au point d’aller jusqu’au bout et de dire que ce qu’on leur a fait dire était faux. Le pape, même s’il se doute bien que la menace que font peser sur les Templiers le roi et ses agents, très présents à Poitiers, est pour beaucoup dans l’attitude des frères, n’est guère plus avancé. Mais aux demandes de Philippe le Bel qui lui dit que, maintenant qu’il a entendu les Templiers confirmer leurs aveux, il doit trancher et juger les frères et leur Ordre, il oppose une fin de non-recevoir. Il faut que les procédures d’Église soient respectées et, signe que l’affaire des Templiers est revenue dans le giron de l’Église, il impose une double procédure, l’une contre les Templiers en tant que personne ; l’autre contre l’Ordre en tant qu’institution de l’Église. Chacune des procédures se déroulera en deux temps : temps de l’enquête puis temps du jugement. Contre les personnes, l’enquête sera menée dans le cadre des diocèses par l’évêque et une commission diocésaine ; le jugement sera prononcé ensuite par un synode provincial (c’est-à-dire de la province ecclésiastique ou archevêché auquel appartiennent les différents diocèses). Contre l’Ordre l’enquête sera menée pour chaque État par une commission pontificale et le jugement sera prononcé par un concile universel convoqué à Vienne pour octobre 1310 (il sera différé d’un an).

 

     En prenant l’initiative de l’affaire en septembre-octobre 1307, le roi voulait aller vite et obtenir l’abolition de l’Ordre en quelques mois. L’obstination du pape (et aussi des Templiers) remet le dénouement de l’affaire au plus tôt à la fin 1310.

 

     Sur Jacques de Molay nous n’avons aucune information durant le premier semestre 1308 sauf le fait qu’il est transféré du Temple de Paris à Corbeil à la fin janvier 1308. J’ai dit comment il était arrivé à Chinon, au lieu de Poitiers, à la fin juin 1308. Il n’a pu être interrogé par le pape qui, quittant Poitiers, délègue à trois cardinaux le soin d’aller l’interroger à Chinon ; parmi ceux-ci il y a les deux cardinaux qui furent témoins de la scène de rétractation des aveux en décembre 1307.

 

     On dispose du procès-verbal des interrogatoires de Chinon des 17-21 août. On possédait déjà une copie de ce procès-verbal lorsque Barbara Frale en a retrouvé l’original aux Archives Vaticanes et l’a publié avec une traduction italienne en 2002 ; l’original n’apporte rien de plus à ce que l’on savait. Dans cet original, il y a les interrogatoires des cinq dignitaires, emprisonnés à ce moment-là à Chinon : Jacques de Molay, Hugues de Pairaud, Geoffroy de Gonneville, Geoffroy de Charnay et Raimbaud de Caromb (qui mourra dans les mois qui suivent). Tous confirment les aveux qu’ils ont fait en octobre-novembre 1307 devant les agents royaux et les inquisiteurs. Malgré la présence des deux cardinaux qui avaient reçu la rétractation de Jacques de Molay en décembre 1307, il n’y a pas un mot sur ce retournement du Grand Maître qui en revient à ses premiers aveux. N’importe quel juge aurait posé des questions sur ce qui avait été dit en décembre 1307. Rien, on n’en parle pas. D’où l’idée émise par certains historiens de la fin du XIXe siècle qu’il y aurait eu manipulation. Par qui ? Les cardinaux ? Pour sauver Jacques de Molay ? Ou par le roi (dont la chancellerie possède copie du procès-verbal) ? On ne voit pas trop pourquoi il y aurait eu manipulation. On explique mal tous ces changements d’attitude, et les raisons données sont peu satisfaisantes. L’historien en est donc réduit aux hypothèses qui restent une bonne chose si elles ne restent que des hypothèses, qu’on en reste là. Il ne faut pas qu’à partir de cette hypothèse on en fasse une autre qui valide l’hypothèse précédente et la transforme en fait avéré et ainsi de suite, technique dont ma collègue italienne Barbara Frale est malheureusement un peu trop friande. Que s’est-il donc passé à Chinon ? Chinon, c’est l’interrogatoire des personnes, c’est l’équivalent de l’interrogatoire des Templiers à Poitiers, c’est sur le même plan. C’est le pape qui interroge les Templiers en tant que personne, par l’intermédiaire de ses cardinaux à Poitiers et à Chinon ; c’est la phase de l’enquête ; restera ensuite à prononcer le jugement. Or le pape a décidé, en même temps qu’il ouvrait les deux procédures, de se réserver le jugement de la personne des dignitaires, alors que les autres Templiers, après avoir été interrogés et enquêtés par les évêques et les commissions diocésaines, seront jugés à l’échelon de la province par l’archevêque et le synode réunissant tous les évêques.

 

     Jacques de Molay a retenu : « c’est le pape qui nous jugera. » Il pense que le pape convoquera à nouveau les dignitaires de l’Ordre qui pourront alors s’épancher librement auprès de lui. A partir de là, Jacques de Molay va s’en tenir à un style de défense qui malheureusement va se révéler inefficace et qui montre qu’il n’a pas bien compris les procédures. Le pape en effet n’avait pas l’intention de les écouter à nouveau en tant que personne car pour lui, c’était déjà fait (à Chinon). Il n’y avait plus maintenant qu’à attendre le concile qui allait prendre des décisions sur l’Ordre en général et en fonction des décisions prises sur l’Ordre, on prendrait des décisions sur le jugement et les sanctions à infliger aux Templiers en tant que personne. Etant entendu qu’un Templier qui reconnaissait ses erreurs, en tant que personne, au cours de l’enquête, ce qui est le cas de tous ceux qui ont comparu à Poitiers et ce qui est le cas aussi des cinq dignitaires entendus à Chinon, était absous et réconcilié avec l’Église ; mais non pas acquitté. En attendant le prononcé du jugement, ils sont repentants, ils sont pénitents. On jugera au fond, on leur imposera des sanctions, une condamnation peut être mais en tout cas, en attendant, ils sont réconciliés avec l’Église, ils peuvent entendre la messe, et peuvent en cas de décès, être inhumés en terre chrétienne. C’est ça qui s’est produit à Poitiers et à Chinon et uniquement cela. Et c’est à partir de là que Jacques de Molay va s’en tenir à cette défense stérile, façon « je ne parlerai qu’en présence de mon avocat », c'est-à-dire qu’en présence du pape.

 

1310 – La défense de l’Ordre.

 

     Voila pourquoi Jacques de Molay n’a pas participé du tout à la procédure contre l’Ordre. Il l’a confondu avec la procédure contre les personnes malgré les remarques de la commission qui lui disait : « mais non, vous vous trompez, là vous pouvez parler, on ne s’occupe pas des personnes, on s’occupe de l’Ordre. Qu’est ce que vous avez à dire pour défendre votre Ordre ? » Il finira bien, au cours d’une déposition en novembre 1309, par dire quelque chose de favorable à l’Ordre mais ensuite plus un mot. Il n’a pris aucune part à la grande révolte des Templiers à Paris de février-mars à mai 1310 : appelés à témoigner devant la commission pontificale pour défendre l’Ordre, plus de 650 Templiers sont venus, par groupes, de toute la France et l’énorme majorité d’entre eux se sont proposés comme défenseurs de l’Ordre. Parmi eux, certains avaient pourtant avoué en 1307 devant les inquisiteurs et les agents royaux ; d’autres avaient dû le faire devant les commissions diocésaines en 1309 (on connaît les procès-verbaux de la commission de Clermont : 40 sur les 69 Templiers qui témoignèrent, avouèrent et furent absous et réconciliés en attendant d’être jugés). Beaucoup aussi n’ont pas avoué. Cela, on l’oublie quand on juge du procès des Templiers et qu’on cherche à savoir s’ils sont coupables ou non de ce dont on les accuse. La culpabilité des Templiers n’est établie que sur la base des dépositions de ceux qui ont avoué. On délaisse les autres, qui, parce qu’ils n’ont pas avoué, ne figurent pas dans les procès-verbaux. Il faut aussi tenir compte des Templiers qui ayant avoué dans les procédures contre les personnes, sont revenus sur leurs aveux et s’en tiennent désormais à cette attitude. À Paris, devant la commission, c’est un véritable raz-de-marée qui risque d’emporter toute la belle construction échafaudée par le roi de France pour obtenir la suppression de l’Ordre du Temple. Le 10 mai 1310, le roi réagit par un coup de force, un de plus.

 

BnF, ms. fr. 230 folio 264
BnF, ms. fr. 230 folio 264

     Il va confondre les deux procédures. L’archevêque de Sens, Philippe de Marigny (frère d’Enguerrand de Marigny devenu le principal conseiller du roi alors) avait sous sa juridiction les évêchés d’Île-de-France, dont celui de Paris. Un grand nombre des Templiers présents à Paris au printemps 1310 pour défendre l’Ordre devant la commission pontificale sont originaires de ces évêchés. Le 10 mai, brusquement, il convoque le concile de la province de Sens pour juger les Templiers déjà enquêtés par les diverses commissions diocésaines de la province de Sens. Sans attendre la fin de la procédure engagée contre l’Ordre et sans attendre bien sûr, le concile universel chargé de prendre une décision quant à l’avenir de l’Ordre et les sanctions à infliger aux Templiers en tant que personne.

 

     L’archevêque va opposer à la parole des Templiers enquêtés devant les évêques, leur attitude devant la commission pontificale: « Ce qui a été dit en tant que personne devant l’évêque peut être opposé à charge à ce qui est dit devant la commission en tant que défenseur de l’Ordre. » Autrement dit, les Templiers qui se présentaient devant la commission et se proposaient de défendre l’Ordre en disant qu’il était saint, que les accusations portées contre lui étaient fausses, etc. se voyaient opposer les aveux qu’ils avaient pu faire auparavant devant les évêques. L’archevêque va opposer à la parole des Templiers enquêtés devant les évêques, leur attitude devant la commission pontificale: « Ce qui a été dit en tant que personne devant l’évêque peut être opposé à charge à ce qui est dit devant la commission en tant que défenseur de l’Ordre. » Autrement dit, les Templiers qui se présentaient devant la commission et se proposaient de défendre l’Ordre en disant qu’il était saint, que les accusations portées contre lui étaient fausses, etc. se voyaient opposer les aveux qu’ils avaient pu faire auparavant devant les évêques.

 

     Devant le concile de Sens, ceux des Templiers qui ont passé des aveux devant les évêques et qui maintiennent leur volonté de défendre l’Ordre devant la commission pontificale vont être considérés comme relaps et brulés : ils sont 54 qui sont brulés à Paris le 12 mai ; 5 autres le seront quelques semaines après. L’archevêque de Reims a procédé de la même façon que son collègue de Sens et 9 Templiers sont brulés à Senlis, lieu de réunion du concile de la province. Donc 68 Templiers qui ont accepté le supplice pour ne pas se renier ; 68 qui auraient pu, comme bien d’autres l’ont fait, sauver leur peau en confirmant leurs aveux, c’est-à-dire en mentant. Ce n’est pas tout. Après le concile de Sens, à la fin mai la commission pontificale a ajourné ses travaux au mois de décembre 1310. Les trop nombreux Templiers présents à Paris ont été dispersés ; certains sont revenus dans le diocèse d’où ils étaient venus. D’autres, 122 au total ont été emprisonnés à partir de juillet 1310 dans 11 lieux de détention du bailliage de Senlis. Sur ces 122, 70 sont mentionnés comme non réconciliés et non absous ; ce qui veut dire qu’ils n’avaient pas avoué devant les commissions diocésaines (ils ne pouvaient donc pas, à la différence des victimes du concile de Sens, être considérés comme relaps). Donc 70 non avouant plus 68 qui ayant avoué, se sont rétractés et, ayant persévéré, se sont laissés bruler, cela commence à faire un nombre respectable. Et, parmi les Templiers présents à Paris au printemps pour défendre l’Ordre, il y en a bien 300 dont on ne sait rien d’autre que le fait qu'’ils se soient présentés pour défendre l’Ordre.

 

     Il faut donc faire très attention quand on veut parler du procès du Temple, il faut tenir compte de tout et pas seulement des procès verbaux des aveux qui sont encore une fois ceux d’une minorité, une grosse minorité, quand même, mais d’une minorité de Templiers.

 

     Le peuple Templier a sauvé l’honneur du Temple et Jacques de Molay son chef, lui, s’est tu, attendant de comparaitre devant le pape pour dire enfin ce qu’il avait sur le cœur. Il a attendu vainement car le pape, ayant réglé l’affaire du Temple au concile de Vienne en 1312 en supprimant le Temple (sans le condamner car aucun élément ne permettait de condamner le Temple pour hérésie) et ayant réussi à ne pas donner suite au procès à la mémoire de Boniface VIII que réclamait Philippe le Bel, n’entendait pas en rajouter et relancer la polémique avec le roi en sauvant Jacques de Molay.

  

1314 – Le bucher.

 

Londres, British Museum Akg-Image
Londres, British Museum Akg-Image

     Deux ans après le concile de Vienne, le pape, envoie trois cardinaux signifier aux quatre dignitaires encore en vie, leur jugement. Il n’est pas question de les entendre car pour le pape cela a été chose faîte à Chinon en 1308. Sur le parvis de Notre-Dame, devant la foule, les quatre dignitaires sont condamnés à la prison à vie. Jacques de Molay est stupéfait ; ce n’est pas cela qu’on lui avait promis (du moins le pensait-il). Floué, il s’insurge et rétracte tous ses aveux antérieurs, défend le Temple et s’accuse de ne l'avoir pas fait. Trop tard. Geoffroy de Charnay, commandeur de Normandie, se joint à lui. Les deux autres, Geoffroy de Goneville et Hugues de Pairaud se taisent, acceptant le verdict. Jacques de Molay sera immédiatement conduit au bucher non pas par l’Église, mais par le roi qui n’a pas attendu le lendemain que les cardinaux veuillent bien délibérer pour décider du sort de Jacques de Molay.

 

Jacques de Molay, sur le bucher a demandé à être tourné vers Notre Dame et a prié calmement, ce qui a beaucoup surpris tous ceux qui ont assisté à cela et qui a fait naître beaucoup de légendes. Il y a eu ce même étonnement que pour les Templiers de 1310. Ils auraient pu avoir la vie sauve en mentant.

 

     Eh bien non, tous ont accepté d’être brulés pour défendre leur Ordre et donc la vérité. Sur le bucher, le Grand Maître a fini par retrouver le « peuple Templier ».

 

 

Questions – réponses

 

  

     Quel est votre sentiment à vous, puisque vous l’avez beaucoup étudié, sur les pratiques dont on a accusé les Templiers : cracher sur la croix etc… est ce que ce sont des racontars, des ragots ou y avait-il un semblant de vérité ?

 

     C’est complètement faux. J’ai pu penser, comme beaucoup d’historiens qu’il y avait peut-être du vrai dans ces accusations même si elles n’avaient pas la portée que le roi de France voulait leur donner, à savoir d’être des pratiques hérétiques. Je vous l’ai dit, il importait au roi d’obtenir très vite des aveux confirmant les accusations portées contre l’Ordre et l’usage de la torture a été général... en France. Il n’y a d’aveu que là où il y a eu torture. On a torturé non pas pour obtenir que les Templiers disent ce qu’ils ont fait, mais pour qu’ils disent ce qu’on veut qu’ils disent. Les accusations sont fondées sur des rumeurs. Ce que je voudrais dire sur la rumeur : la rumeur existe, elle est un fait réel ; mais son contenu est toujours faux. Il ne faut jamais croire la rumeur. Il n’y a pas de fumée sans feu dit-on. Trop facile ! Qui a allumé le feu ? Là est la bonne question. Dans le cas des Templiers, celui qui a mis le feu est connu, c’est Esquieu de Floyrac mais c’est Philippe le Bel et ses conseillers qui ont instrumentalisé cette rumeur pour en faire une machine de guerre contre l’Ordre du Temple pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le contenu des accusations repris de la rumeur. Ces accusations qui figurent dans l’ordre d’arrestation et qui seront ensuite formalisées en une liste d’articles pour servir de base aux interrogatoires des commissions diocésaines et des commissions pontificales, sont reprises de recueils établis au cours du XIIIe siècle par les inquisiteurs chargés d’éradiquer l’hérésie et de dépister les hérétiques (dont l’exemple achevé est le fameux « Manuel des Inquisiteurs » de Bernard Gui). Les accusations portées par le roi de France et ses conseillers contre le pape Boniface VIII ou contre les évêques Bernard Saisset de Pamiers ou Guichard de Troyes sont de même nature que celles portées contre les Templiers.

 

     Et puis, je l’ai dit, le témoignage de ceux qui ont résisté qui ont refusé d’avouer doit être traité avec autant de considération et de soin que celui de ceux qui ont avoué. Henri de Harcigny qui apparaît sous sept noms différents dans les diverses procédures, n’a rien avoué en 1307. Il s’est présenté pour défendre l’Ordre en 1310 et est détenu comme Templier non réconcilié dans le bailliage de Senlis de juillet 1310 au début 1312. Cinq ans de constance dans la défense d’un Ordre où il est

entré en 1307 quelques mois seulement avant l’attaque du roi d’octobre 1307. Ce parcours vaut bien qu’on s’y arrête. Et il y en a combien comme le sien dont on ne sait et dont on ne saura jamais rien!

 

     Il s’agit d’une affaire complètement fabriquée dont le but va bien au-delà du sort de l’Ordre du Temple. Cette affaire du Temple dans ses prémisses (la rumeur) est une occasion qui s’offre au roi et à ses conseillers (vous savez les fameux « légistes » de l’Histoire de France façon 3e république) pour affermir son autorité à l’intérieur de son royaume et surtout pour affirmer son statut par rapport aux pouvoirs à prétentions universelles : l’empereur et le pape. Le roi « empereur en son royaume » veut aussi être « pape en son royaume » et pour cela il n’a pas lésiné sur les moyens, Boniface VIII et Clément V peuvent en porter témoignage. Philippe le Bel est un roi gallican plus encore que Louis XIV, qu’on se le dise. Beaucoup plus gallican que ne le sera Henri VIII ou Isabelle la Catholique plus tard.

 

 

 

     Comment peut-on expliquer le fait que les Templiers disent tous la même chose, « j’ai craché à coté... » ?

 

     Il y en a un qui a dû trouver l’astuce et le faire savoir. Théoriquement les Templiers arrêtés devaient être mis au secret. Cela n’a jamais été le cas, ni au Temple de Paris, ni ailleurs. Au Temple, Jacques de Molay et d’autres sans doute, ont pu faire circuler des informations et des ordres. Il a fait passer une lettre pour dire « répondez ceci, avouez comme cela » puis ensuite un message qui disait le contraire : « révoquez vos aveux. » C’est pour cela qu’en janvier 1308 on a dispersé tous les Templiers enfermés au Temple dans une trentaine de prisons à Paris, et Jacques de Molay a été envoyé à ce moment-là à Corbeil. Mais regroupés par 10 ou regroupés par 100, les Templiers ont toujours communiqué entre eux.

 

 

 

     Et le trésor… ? -  rires…

 

     Les Templiers sont riches, il n’y a aucun problème là dessus. Ils dépensent beaucoup d’argent pour acheter des biens et en particulier dans le dernier tiers du XIIIème siècle, il y a beaucoup d’achats. Ils ont ainsi contribué, en région parisienne, en Bourgogne et ailleurs à animer le marché de la terre et leurs interventions ont peut être poussé les prix à la hausse à ce moment là. Ils ont l’avantage de payer cash. J’insiste bien, avec leurs revenus ils achètent de la terre. Ils n’investissent pas comme des banquiers. Les Templiers banquiers du monde, c’est de « la fumisterie », excusez-moi de le dire comme cela. Ils font des opérations financières entre l’Occident et l’Orient pour transférer des fonds, des vivres, des armes, etc. Ils utilisent les techniques financières de leur temps mais ils ne les ont pas inventées. Là encore il faudrait reprendre dans le détail les documents sur lesquels on s’appuie - mais encore faut-il les lire complètement et pas de travers. Certains ont fait remonter l’activité bancaire des Templiers à 1147 soit 20 ans après avoir reçu leur règle à Troyes, en s’appuyant sur le fait qu’ils auraient prêté de l’argent au roi Louis VII, qui avait mal préparé sa croisade et s’est trouvé à cours d’argent alors qu’il était en Terre Sainte. Il a obtenu un prêt des Templiers et des Hospitaliers (qui font pareil que les Templiers) dit-on. C’est faux ; en fait, le roi s’est adressé aux Templiers, et aussi aux Hospitaliers pour qu’ils s’entremettent auprès de prêteurs vraisemblablement italiens pour obtenir des fonds. Plus tard il écrit à Suger pour dire « il faut rembourser les Templiers parce que c’est eux qui se sont engagés auprès de prêteurs italiens pour que ceux-ci me prêtent ». Alors, comme banquiers, on fait mieux ! Pour remplir leur mission sur le front, en Orient, il leur faut les revenus de l’arrière, en Occident. De ce fait ils font des transferts et deviennent des experts, comme les banquiers italiens, comme leurs confrères les Hospitaliers. Templiers et Hospitaliers fournissent des trésoriers au roi de France, au roi d’Angleterre. Ils ne confondent pas les deux caisses. Alors ne les confondons pas non plus.

 

 

 

     Vous avez parlé effectivement des Templiers français qui avaient eu de gros ennuis avec le roi et vous avez dit qu’après, le pape avait fait arrêter les Templiers en Angleterre, dans les cours d’Italie etc…, est-ce qu’ils ont subi le même sort que les Templiers français ?

 

     Non, sauf exception. D’abord l’arrestation s’est faite cahin-caha, même quelque fois elle ne s’est jamais faite. En Angleterre on les a arrêtés en leur disant « vous restez dans vos commanderies jusqu’à ce que l’on vous dise autre chose. » En Provence, le comte de Provence a fait arrêter les Templiers vers le mois de Janvier-février 1308. Le duc de Brabant aussi a arrêté les Templiers. En Aragon les Templiers ont résisté dans leurs châteaux ; c’étaient de vrais châteaux, bien défendus et pleins de personnel (comme il n’y en avait pas en France), aussi leur arrestation n’est intervenue que tardivement. En Castille ils n’ont pas été arrêtés. En Italie ils ont été arrêtés dans les États du pape mais c’est à peu près tout ; les chiffres d’arrestation que l’on a pour les différents États italiens sont dérisoires. Ensuite, les procédures mises en place par le pape à Poitiers en août 1308, n’ont pas débuté avant 1310-1311. Il n’y a pas eu de jugements réels. L’opération qui a été faite en 1307 au royaume de France n’existe pas dans les autres pays, où il y a uniquement eu ces procédures pontificales. La plupart du temps, elles se sont traduites par des « non-lieu » ; à aucun moment l’Ordre n’a été jugé coupable. En Italie du nord, l’archevêque de Ravenne qui présidait la commission pontificale pour cette région, a refusé de reconnaître comme valables les aveux obtenus par la torture et il n’a pas condamné les Templiers. Je l’ai dit, il n’y a eu d’aveux que là où la torture a été employée : en France et dans les principautés ou seigneuries qu’elle influence comme la Provence, la Navarre, Florence. Quand en Angleterre on a voulu torturer les Templiers, on ne savait pas faire et on a été obligé de demander au royaume de France et plus exactement au comté de Ponthieu, qui a ce moment là dépendait du roi d’Angleterre, d’envoyer des inquisiteurs qui sachent faire. Cela n’a pas marché parce que les Templiers ont continué à nier.

 

 

     A quelle date finalement l’existence des Templiers a-t-elle cessé ?

 

     - 1312 - L’Ordre du Temple a été supprimé au concile de Vienne sans être condamné. Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay sont mort sur le bucher le 11 ou 18 mars 1314, on peut discuter de la date. Certains Templiers ont touché des rentes et ont pu continuer à vivre dans les commanderies hospitalières. Ceux qui ont été libérés des prisons du Caire en 1350, ont appris en rentrant chez eux que leur Ordre n’existait plus et qu’ils pouvaient finir leurs jours dans la maison hospitalière la plus proche.

 

     Après, on tombe dans l’histoire-Fantasy qui n’a pas attendu les gogos du Da Vinci Code pour exister. On pratiquait déjà au Moyen-Âge, puis au XVIIIe siècle. Et le Moyen-Âge fantastique fort à la mode au XIXe siècle n’a fait qu’enflammer les imaginations.