Les Templiers, des religieux d'un genre nouveau : la naissance du premier ordre militaire de l'histoire

par Philippe Josserand



 

     Au cœur du Moyen Âge, dans la société d'où est née l'Europe que nous vivons et continuons de construire aujourd'hui, s'est déroulée une histoire qui nous fascine encore et qui, pourtant, est étonnamment méconnue, celle du Temple, le premier ordre militaire à avoir été créé dans la chrétienté. La singularité de l'expérience des Templiers, la nouveauté de leur spiritualité ont été réduites à néant par l'écho retentissant, assourdissant même, de leur fin tragique. Qui ne connait les longs procès infligés aux frères, les tortures, les accusations d'hérésie et d'actes blasphématoires, la vénération d'une idole, le fameux Baphomet, et, bien sûr, le trésor fabuleux, forcément fabuleux ? Du procès étendu de 1307 à 1312, dont on commémore ces années-ci le septième centenaire, je ne vous parlerai pas ce soir, et c'est de la naissance et de l'institutionnalisation de l'ordre du Temple que je vous entretiendrai.

 

           L'histoire, qui s'est déroulée dans la première moitié du XIIe siècle, est essentielle pour bien comprendre ce que fut le Moyen Âge : en un sens, si l'on force un peu le trait, comme certains historiens ont pu le faire, on peut même la considérer révolutionnaire. Nous allons le voir en détail, pour la première fois dans l'histoire de l'Occident médiéval, les Templiers formèrent une société où des laïcs pouvaient accéder au sacré sans se séparer du monde, comme les clercs avaient coutume de le faire, mais en demeurant ce qu'ils étaient, c'est-à-dire, au premier chef, des combattants tout en inscrivant leur expérience dans une voie religieuse. La question du rapport des laïcs au religieux, point n’est besoin d’insister, intéresse notre actualité, et, à bien des égards, l’histoire des Templiers à leur naissance, de ces religieux d’un genre nouveau, trouve des retentissements, par delà le Moyen Âge, qui peuvent nous concerner aujourd’hui très directement : avec le Temple, une nouvelle réalité prit forme, étrangère à la tradition de l’Occident médiéval et pour une part même contradictoire avec certains de ses aspects, l’ordre religieux-militaire. La formule allait être appelée à un brillant avenir et, eu égard à ces développements futurs, considérables, l’étincelle qui a donné naissance au Temple mérite, je crois, toute notre attention.

 

            Révolutionnaires pour certains auteurs, fondateurs en tout cas, les débuts de l’ordre du Temple n’en restent pas moins méconnus. Les documents d’archives éclairent peu l’origine des frères, et l’historien, aujourd’hui comme hier, continue de dépendre d’un petit nombre de narrations, postérieures aux événements qu’elles retracent et, le cas échéant, déforment. De ces textes que j’ai réunis ci-dessous, je voudrais vous donner un aperçu pour terminer mon introduction. Le plus célèbre de ces récits est l’œuvre de Guillaume de Tyr, un important prélat d’Orient nommé chancelier du royaume de Jérusalem en 1174 et élu archevêque de Tyr l’année suivante. Dans son Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, commencée à la demande du roi Amaury autour de 1170, le prélat rapporte les débuts du Temple, antérieurs d’une dizaine d’années par rapport à sa propre naissance, sur la base des relations qu’il a pu en trouver. Je vous livre ce qu’en écrit Guillaume de Tyr, du moins pour l’essentiel :

 

            « Dans le cours de la même année, quelques nobles cavaliers de l’ordre équestre, hommes dévoués à Dieu et animés de sentiments religieux, se consacrèrent au service du Christ et firent profession entre les mains du patriarche de vivre à jamais selon l’usage des chanoines réguliers, dans la chasteté, l’obéissance et sans bien propre. Les premiers et les plus distingués d’entre eux furent deux hommes vénérables, Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer. Comme ils n’avaient ni église ni domicile déterminé, le roi leur concéda pour un certain temps un logement dans son palais situé à coté du Temple du Seigneur [Templum Domini, la Coupole du Rocher] au sud. Les chanoines [il s’agit des chanoines du Templum Domini, non du Saint-Sépulcre] leur concédèrent aussi la place qui leur appartenait vers le palais, pour leurs exercices, à certaines conditions ».

 

           Le texte sans doute présente des lacunes, révèle même des parti pris, mais la force de l’œuvre historique de Guillaume de Tyr a fait de son récit un modèle et c’est à lui que, cinquante ans plus tard, dans le deuxième quart du XIIIème siècle, l’évêque d’Acre Jacques de Vitry s’est référé en priorité :

 

            « Certains chevaliers aimés de Dieu et ordonnés à son service renoncèrent au monde et se consacrèrent au Christ. Par des vœux solennels, prononcés devant le patriarche de Jérusalem, ils s’engagèrent à défendre les pèlerins contre les brigands et ravisseurs, à protéger les chemins et à servir de chevalerie au Souverain Roi. Ils observèrent la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, selon la règle des chanoines réguliers. Leurs chefs étaient deux hommes vénérables, Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer. Au début, il n’y en avait que neuf qui prirent une décision si sainte, et pendant neuf ans ils servirent en habits séculiers et se vêtirent de ce que les fidèles leur donnaient en aumônes […]. Et parce qu’ils n’avaient pas d’église ou d’habitation qui leur appartint, le roi les logea dans son palais, près du Temple du Seigneur. L’abbé et les chanoines réguliers du Templedu Seigneur leur donnèrent, pour les besoins de leur service, un terrain non loin du palais ; et, pour cette raison, on les appela plus tard « Templiers ».

 

            Si Jacques de Vitry reprend Guillaume de Tyr, il existe un autre texte émanant d’un chrétien occidental qui, lorsqu’il se réfère aux débuts du Temple, puise à une tout autre tradition. À ce récit la recherche récente a souligné toute l’importance qu’il faut donner : indépendant de la tradition de Guillaume de Tyr, le texte est l’œuvre d’Ernoul, un petit chevalier entré au service de Balian d’Ibelin, le négociateur de la reddition de Jérusalem à Saladin en 1187. Écrit en langue d’oïl et non en latin, le récit, dont l’original est aujourd’hui perdu, nous est parvenu dans une chronique des événements d’Orient rédigée au XIIIème siècle par un moine de Corbie, Bernard le Trésorier. À l’origine, le texte d’Ernoul se voulait une continuation de l’histoire de Guillaume de Tyr, abandonnée en 1184, deux ans avant la mort du prélat, mais, parce qu’il a puisé à des sources différentes, il s’est avéré être bien davantage, entrant en contradiction avec son modèle, notamment pour ce qui est du récit des débuts des Templiers, qu’il semble avoir connu précisément :

 

           « Quant li Crestien orent conquis Jherusalem, si se rendirent assés de chevaliers au temple del Sepucre ; et mout s’en i rendirent puis [venus]de toutes tiers [terre]. Et estoient obéissant au prieus dou Sepucre. Il i ot des boins chevaliers rendus [donats] ; si prisent consel entr’iaus et disent : « Nous avoumesguerpies [quitté] noz tieres et nos amis, ezt sommes chi venu pour la loy Dieu i lever et essauchier [exhausser, exalter]. Si sommes chi arresté pour boire et pour mengier et por despendre [dépenser] sans œvre faire ; ne noient ne faisons d’armes, et besoingne en est en le tiere ; et sommesobéissant à un priestre, si ne faisons œvre d’armes. Prendrons consel et faisons mestre d’un de nos, par le congié de no prieus, ki nous conduie en bataille quant lius en sera. » A icel tans estoit li rois Bauduins [Baudouin II]. Si vindrent a lui, et disent : « Sire, pour Dieu, consilliés nous, qu’ensi faitement avons esgardéà faire maistre de l’un de nous qui nous conduie en bataille pour le secours de le tiere. » Li rois en fut mout liés {très content] et dist que volentiers i meteroit consel et aïe [aide].

 

            Adont manda li rois le patriarche et les archevesques et les veskes [évêques] et les barons de la terre, pour consel prendre. Là prisent consel, et s’accorderent tuit que bien estoit à fere […] Et là fisty tant li rois et ses consaux viers [envers] le prieus dou Sepucre qu’il les quita [les affranchit] de l’obedienche ».

 

            À ces trois témoignages issus de chrétiens d’obédience romaine, un dernier s’ajoute, œuvre d’un jacobite de langue syriaque, Michel le Syrien, qui a décrit les premiers pas des Templiers dans une chronique datant de la fin du XIIe siècle. Son information n’est pas sans défaut, mais sa présentation, nourrie de la connaissance de la règle de l’ordre, vaut d’être citée, ne serait-ce que par ce qu’elle reflète une vision extérieure à la latinité :

 

           « Au commencement du règne de Baudouin II, un homme franc vint de Rome pour prier à Jérusalem. Il avait fait vœu de ne plus retourner dans son pays, mais de se faire moine, après avoir aidé le roi à la guerre pendant trois ans, lui et les trente cavaliers qui l’accompagnaient, et de terminer leur vie à Jérusalem. Quand le roi de Jérusalem et ses grands virent qu’ils s’étaient illustrés à la guerre, et avaient été utiles à la ville par leur service de ces trois années, ils conseillèrent à cet homme de servir dans la milice [chevalerie], avec ceux quyi s’étaient attachés à lui, au lieu de se faire ùoine pour travailler à sauver son äme seul, et de garder ces lieux contre les voleurs. Or cet homme, dont le nom était Houg de Payn, accepta ce conseil. Les trente cavaliers qui l’accompagnaient se joignirent à lui. Le roi leur donna la maison de Salomon pour leur habitation ».

 

            Dans ces quatre textes, vous l’avez perçu, il existe des différences, des imprécisions et même des contradictions sur certaines desquelles je reviendrai chemin faisant ; mais une lecture des débuts de l’histoire du Temple se fait jour, un sens se donne à voir : l’ordre est né ou, mieux, il a émergé progressivement de la volonté de perfectionnement spirituel de quelques chevaliers établis à Jérusalem, lesquels, sans renoncer au monde, se sont fermement engagés dans une démarche religieuse qui était jusqu’alors l’apanage des clercs. C’est là que réside la nouveauté du Temple et c’est à cet esprit que je voudrais m’attarder en vous retraçant le chemin qui a permis à une poignée d’hommes d’établir en moins de trente ans l’assise d’une puissance internationale sans véritable précédent.

 

 

      I – Genèse d’une communauté (1114-1120)

 

 

À l’origine du Temple, on trouve l’initiative de quelques hommes, des laïcs assez peu nombreux, placés très certainement dans l’orbite de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, au sein desquels l’un se détache plus particulièrement, Hugues de Payns, du fait de son charisme sans doute et, en tout cas, par la force et la fermeté de son projet religieux.

 

 

            A – Hugues de Payns, un fondateur mal connu

 

      Au sujet d’Hugues de Payns, les historiens n’ont pas fini de s’interroger et certains, comme souvent lorsqu’il s’agit du Temple, paraissent prendre plaisir au mystère. La documentation étant peu fournie et les graphies du nom de Payns très variées, Hugues est devenu l’enfant de nombreux pays. On lui a trouvé des ancêtres italiens, près de Naples, en Campanie, à Mondovi, dans le Piémont, ou on en a fait un Provençal. Or, en fait, les différences de graphies n’indiquent pas une différence de lieux. On a pu relever dans les documents champenois 27 graphies distinctes pour Payns, un village à une douzaine de kilomètres de Troyes dont le nom est fixé seulement au XVIIe siècle. C’est de là qu’Hugues est originaire et les textes, à commencer par celui de Guillaume de Tyr sont tous favorables à la Champagne.

 

     Les documents d’archives le concernant sont rares, mais on peut établir qu’Hugues serait né vers 1070 dans une famille chevaleresque. Il se peut qu’il apparaisse dans un acte de l’abbaye de Molesmes des années 1085-1090, intéressant le Tonnerrois, aux confins de la Champagne et de la Bourgogne. Il est sûr en revanche que plusieurs documents des années 1100-1102 se réfèrent à lui. En bonne place, il souscrit alors différentes chartes d’Hugues, comte de Champagne, passées à Troyes et, parmi les signataires, il se trouve avec des laïcs au renom certain. Ainsi, Hugues de Payns semble avoir fait partie de l’entourage du comte. Il a en tout cas fréquenté la cour, ce qui indique qu’il appartient à un lignage chevaleresque de quelque importance et peut être, l’on a pu le suggérer, à une branche cadette de la famille comtale.

 

     Ni Hugues de Champagne, ni Hugues de Payns n’ont participé à la première croisade qui, en juillet 1099, a abouti à la prise de Jérusalem. En revanche, en 1104, tous deux sont partis pour la Terre sainte, dont ils sont revenus trois ans plus tard, en 1107. Lié à Hugues de Champagne par des liens vassaliques, Hugues de Payns, comme il était normal, avait suivi son seigneur outre-mer, sans que l’on puisse établir ce qui, dans ce pèlerinage, revenait à son initiative propre. Au retour de Jérusalem, il s’est marié avec Élisabeth de Chappes, issue d’une famille noble du sud de la Champagne, et trois enfants sont nés de cette union entre 1108 et 1113-1114. En 1114, le comte, toujours accompagné par Hugues de Payns, repartit pour Jérusalem. Il en revint l’année suivante, mais cette fois son vassal reste en Terre sainte, sans esprit de retour. La démarche qui a poussé Hugues de Payns dans cette voie, difficile à préciser, est spirituelle et, après s’être séparé de sa femme, qui entra au couvent, il dut avec d’autres laïcs rejoindre le service des chanoines du Saint-Sépulcre de Jérusalem.

 

 

            B – Dans l’orbite des chanoines du Saint-Sépulcre.

 

 

     En se plaçant au service de l’église du Saint-Sépulcre, Hugues de Payns n’était pas le premier laïc à s’associer à la communauté des chanoines que Godefroy de Bouillon avait instituée pour assister le patriarche de Jérusalem dans ses tâches spirituelles et matérielles. Avant lui, des hommes d’armes, des croisés restés en Terre sainte avaient entrepris une même démarche. Ils formaient une sorte de confrérie laïque dont la mission était de défendre le Saint-Sépulcre et ses biens, de protéger aussi les pèlerins latins. Pour comprendre le choix d’Hugues de Payns et de ceux qui l’ont précédé dans cette voie, le texte d’Ernoul ci-dessus est fondamental. Il indique bien que des chevaliers se sont mis au service du Saint-Sépulcre et il précise le statut qui était le leur. C’était des rendus, autrement dit des donnés, des laïcs qui ne prononçaient pas de vœux, mais servaient les chanoines, avec leurs armes, en échange de bienfaits matériels et spirituels.

 

      C’est de ce milieu d’hommes désignés dans les textes sous le nom de « milites sancti Sepulcri », c'est-à-dire de chevaliers du Saint-Sépulcre, que sortit l’ordre du Temple. C’est à de tels hommes que, vers 1115, probablement Hugues de Payns a fait le choix de s’associer une fois fixé en Orient. Tous restaient des laïcs et, en dépit de leur idéal spirituel qui les avait conduit à vouloir servir à Jérusalem, ils n’étaient pas des religieux. Des religieux, toutefois, ils dépendaient et notamment de ce qu’un grand historien allemand, Kaspar Elm, a nommé le consortium augustinien, représenté dans la ville sainte par l’ordre canonial du Saint-Sépulcre et par celui de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, pleinement indépendant depuis 1113. De ces clercs, les « milites sancti Sepulcri » dépendaient à un double titre. Les chanoines dirigeaient leur vie spirituelle et des hospitaliers les nourrissaient et les entretenaient. La situation a dû peser à certains laïcs, dont Hugues de Payns, et, à la fin des années 1110, l’idée prit corps d’une « militia Christi » pleinement autonome.

 

     Aux cotés du chapitre des chanoines du Saint-Sépulcre, exerçant la fonction liturgique, et de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, remplissant la fonction charitable, il y avait la place pour une « militia Christi » assurant une fonction militaire. Il ne fait aucun doute que c’est ce désir de servir par les armes, conformément à leur état de combattants, qui a conduit Hugues de Payns et ses premiers compagnons à se séparer des chanoines. Les quatre récits ci-dessus le disent, certains à mots couverts. Les « milites santi Sepulcri » voulaient faire profession et mener une vie religieuse en prononçant les trois vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté en suivant une règle. Mais ils voulaient aussi agir et combattre, au service des pèlerins, sans doute, mais également « de la terre », c'est-à-dire dans l’esprit d’Ernoul, du royaume de Jérusalem. C’est là une voie religieuse nouvelle à laquelle ces hommes prétendaient et, à travers le Temple, ce fut une expérience spirituelle inédite qui allait être la leur.

 

 

             C – Une expérience spirituelle inédite.

 

 

     Sans que l’on sache dans le détail comment, Hugues de Payns et ses compagnons obtinrent gain de cause et purent mettre en œuvre leur projet de perfectionnement spirituel et religieux. Forts de l’appui du roi de Jérusalem Baudouin II, ils se séparèrent des chanoines du Saint-Sépulcre, que la plupart d’entre eux avaient servis plusieurs années, et ils formèrent une communauté autonome, la « chevalerie des pauvres compagnons de combat du Christ et du Temple de Salomon ». C’est par les armes que ces quelques hommes firent vœu de continuer à servir, en temps que laïcs, mais cette promesse, ils l’encadrèrent dans une intention religieuse que reflétait le choix de vivre selon une règle sous l’autorité d’un maître. Élire un supérieur n’a posé aucun problème, et c’est Hugues de Payns qui fut choisi, lui qui avait été l’âme de la rupture avec les chanoines du Saint-Sépulcre et, en tout cas, le fervent partisan de l’instauration d’une communauté nouvelle, où des laïcs pourraient accéder au sacré non seulement sans se séparer du monde, mais encore en restant ce qu’ils étaient, à savoir des combattants.

 

     Pour la naissance de cette communauté, plusieurs dates ont été proposées : 1118, 1119 ou 1120. Il n’est pas facile de trancher car on ne dispose que d’une chronologie relative, celle qui est fournie par le prologue de la règle du Temple, suivie ensuite par Guillaume de Tyr et Jacques de Vitry. Selon ce texte, le concile de Troyes, où la règle fut composée et approuvée, se réunit le 13 janvier 1128, « au noveïme an dou comencement de l’avandite chevalerie ». Grâce à Rudolf Hiestand, qui a repoussé d’un an la date de la tenue du concile de Troyes, le situant en 1129, on sait aujourd’hui que la fondation du Temple a eu lieu en 1120. On peut même préciser grâce à un autre document publié par l’historien allemand qu’elle s’est opérée entre le 14 janvier 1120 et le 14 septembre.

 

     Le contexte du moment se prêtait assez bien à une telle initiative. La Terre sainte, pour résister aux musulmans, avait besoin d’hommes et en particulier Jérusalem. Dès 1115, le roi Baudouin Ier avait lancé un appel aux chrétiens d’Orient, les adjurant de venir peupler la cité. En 1120, son successeur, Baudouin II, renouvelait la demande, en se tournant, lui, vers les Occidentaux. La démarche d’Hugues de Payns ne pouvait que complaire à la monarchie, et c’est à la générosité de Baudouin II que la jeune communauté dut de prendre le nom de Temple. Le roi lui céda en effet une partie de son palais installé sur l’esplanade du Temple au mont Moriah, à proximité immédiate de la mosquée al-Aqsa, que les musulmans avaient fait construire au premier siècle de l’islam. Une fois installés dans les lieux, Hugues de Payns et ses compagnons furent désignés comme Templiers, et c’est sous le nom de Temple qu’allait être connue leur communauté, bientôt transformée en ordre.

 

 

 

      II – Naissance d’un ordre (1120-1129)

 

 

     En Terre sainte, l’initiative d’Hugues de Payns répondait sans doute à des besoins des Latins, mais c’est en Occident, auprès du pape, qu’il fallait, pour une communauté religieuse, obtenir reconnaissance et légitimité. Les Templiers l’ont compris, et leur maître, d’emblée, semble s’en être préoccupé. Pourtant, dans la première partie des années 1120, la situation a globalement stagné, et il fallut à Hugues de Payns se mettre personnellement en route et entreprendre un grand voyage en Europe pour obtenir, grâce au soutien de Bernard de Clairvaux, la reconnaissance de l’Église.

 

 

           A – En quête de soutiens

 

 

            Les débuts de la « chevalerie des pauvres compagnons de combat du Christ et du Temple de Salomon » ont été très humbles et, pourrait-on même dire, difficiles. Cette difficulté, Guillaume de Tyr, en délicatesse avec les Templiers pour des raisons toutes temporelles, a pris plaisir à l’accuser, en écrivant dans sa chronique, que trop d’historiens suivent à la lettre, que les premiers frères pendant neuf ans, n’ont été que neuf. Reprise par Jacques de Vitry, l’image est forte, mais elle est fausse. Des Templiers, d’emblée, il y en eut davantage, une trentaine si l’on croit Michel le Syrien. Certains seigneurs éminents les rejoignirent, à commencer par Hugues de Champagne, dont Hugues de Payns avait été le vassal, qui, en 1125, abandonna femme et enfants pour devenir frère. Le nombre des Templiers progressivement s’accrut, mais certains d’entre eux végétaient et doutaient. Avaient-ils eu raison de faire ce choix de vie religieuse ?

 

            Pour qu’un ordre dans l’Église pût exister pleinement, il fallait qu’il fût reconnu par le pape. Tant que l’expérience religieuse des compagnons d’Hugues de Payns ne serait pas validée par Rome, elle n’avait aucune chance d’être diffusée parmi les chrétiens. Il fallait aux Templiers se faire accepter et reconnaître. Les démarches en ce sens du roi Baudouin II ou du comte Hugues de Champagne n’avaient pas suffi. Aussi Hugues de Payns se décida-t-il à prendre la mer pour se rendre en Occident. Il partit à l’été 1127 avec cinq compagnons. L’année suivante, en 1128, il parcourut la France du Nord, la Champagne, l’Anjou, le Poitou, la Bretagne peut-être, la Normandie en tout cas, la Flandre, et il franchit la mer pour gagner l’Angleterre et même l’Écosse. Ses compagnons firent connaître chacun le Temple dans leur région d’origine, et de nouveaux membres, les premiers en Occident, sillonnèrent les régions méditerranéennes, le Languedoc, la Provence ou la péninsule Ibérique.

 

            En Occident, la mission d’Hugues de Payns était double : il était l’envoyé de son ordre et du roi de Jérusalem Baudouin II. Pour ce dernier, il devait recruter des croisés afin de conduire une expédition contre Damas, la grande ville de la Syrie musulmane. Pour son compte, le maître poursuivait trois objectifs : en premier lieu, il s’agissait de faire reconnaître le Temple en tant qu’ordre par l’Église et de le doter d’une règle. En second lieu, il s’agissait d’attirer des donations et de provoquer des vocations. Enfin, sur le plan spirituel et presque intellectuel, il s’agissait de légitimer l’action des Templiers afin de faire face à la crise ou du moins au malaise qu’ils semblent avoir éprouvé alors. Ce point est délicat, et, pour en traiter, l’historien ne dispose que d’une lettre d’Hugues de Payns qui a suscité bien des controverses. Une chose est sûre toutefois : des doutes, des interrogations ont existé parmi les frères sur la qualité spirituelle de leur engagement. Avec l’absence d’Hugues de Payns de Jérusalem, ils n’ont probablement fait que de se renforcer et, pour les faire taire et les surmonter, le maître choisit de s’adresser à la plus haute autorité ecclésiastique de son temps, Bernard de Clairvaux, le grand abbé cistercien.

 

 

             B – L’appui de Bernard de Clairvaux.

 

 

     Hugues de Payns, dès l’origine de son voyage en Occident, a probablement rencontré Bernard de Clairvaux. En tout cas, il lui a écrit et lui a demandé de rédiger un texte pour justifier et exalter la mission des Templiers. L’abbé cistercien fut au départ réticent. Issu de l’aristocratie chevaleresque comme Hugues de Payns, il avait fait le choix traditionnel du retrait du monde en entrant dans l’ordre de Cîteaux. Longtemps, il avait privilégié la prière et la contemplation sur l’action et, pour lui, point n’était besoin de gagner la Jérusalem terrestre alors que s’offrait dans le cloître la Jérusalem céleste. Pourtant, Bernard de Clairvaux a fini par céder aux prières d’Hugues de Payns, séduit sans doute par la force et la qualité de l’engagement spirituel du maître de ce qui n’était pas encore l’ordre du Temple.

 

      Pour les Templiers, Bernard de Clairvaux a ainsi composé un court traité, l’Éloge de la chevalerie nouvelle, le De laude nove militie, dans lequel il vante les mérites et les vertus morales de cette nouvelle chevalerie, tout entière tendue vers le salut, par opposition à la « chevalerie du siècle », imbue de vaine gloire et qui court à sa perte. Jouant sur les mots, l’abbé cistercien a opposé la « militia » à la « malitia », la chevalerie renouvelée du Temple à l’autre, qui passe pour démoniaque. Pour lui, la mission des Templiers était d’autant plus exaltante qu’elle se déroulait dans les lieux mêmes de la Vie, de la Passion et de la Résurrection du Christ, dans ces lieux que des pèlerins, toujours plus nombreux, venaient visiter depuis l’Occident. En aucun cas, les compagnons d’Hugues de Payns ne devaient regretter leur choix, et Bernard de Clairvaux, les justifiant par avance, en a fait les continuateurs et les émules des Maccabées, ces chefs de la révolte juive contre Antiochos IV, jadis restaurateurs du Temple de Salomon.

 

     Le texte du De laude nove militie est célèbre. D’emblée, il fut véritablement central pour les Templiers. Pourtant, il pose à l’historien une difficulté qui n’a été que récemment résolue, celle de sa date. Longtemps, on a écrit que le traité était postérieur au concile de Troyes, dont je vous ai parlé et on le datait généralement de 1130-1131. Pourtant, dans le De laude nove militie, jamais le Temple n’est désigné comme « ordo », comme ordre : Bernard de Clairvaux ne parle que de la « chevalerie du Christ ». Celle-ci, à bien lire, n’est qu’annoncée, elle est en devenir, elle est une promesse. Aucune allusion n’est faite à la règle du Temple, donnée lors du concile de Troyes en 1129, qui, elle, regarde la communauté née de l’initiative d’Hugues de Payns comme un ordre. Le De laude nove militie a donc été composé très probablement en 1128, c'est-à-dire avant la reconnaissance du Temple par l’Église et, je dirais, en vue manifeste d’obtenir cette consécration.

 

 

            C- La reconnaissance de l’Église

 

 

     Ouvert le 13 janvier 1129, le concile de Troyes a couronné l’entreprise de légitimation du Temple, orchestrée par Hugues de Payns au cours de son voyage occidental. L’assemblée, dont la règle du Temple recense les participants, réunissait les membres les plus importants du clergé séculier des provinces de Sens et de Reims. Le pape y était représenté par son légat en France, le cardinal Matthieu d’Albano. Des réguliers étaient également présents en nombre, et parmi eux on comptait deux abbés clunisiens et quatre cisterciens, dont les deux plus importants alors en charge, Étienne Harding, abbé de Cîteaux, et Bernard, lui-même, abbé de Clairvaux. Quelques laïcs étaient là aussi, parmi lesquels le comte de Champagne Thibaut II, le successeur d’Hugues, entré, nous l’avons vu, au Temple en 1125. À Troyes, c’est donc l’Église tout entière qui apporta à Hugues de Payns la reconnaissance de sa communauté, entérinant la transformation de cette dernière en un ordre religieux doté d’une règle.

 

     Au concile Hugues de Payns transmit les coutumes que suivaient à Jérusalem les premiers Templiers. À partir de ces données, une règle fut élaborée. D’inspiration bénédictine, ses soixante-et-onze articles, écrits en latin, organisaient la vie conventuelle des frères. Le texte fut cependant adapté à la mission de ces derniers, qui était d’agir, y compris par la violence, dans le siècle. Il ne s’agissait pas pour les Templiers de se livrer à des pratiques ascétiques excessives, ni même à celles dont les moines avaient l’habitude. Pour se battre, il faut être bien nourri. Il ne faut pas non plus se fatiguer à force de longues stations debout durant les offices divins. Il faut être équipé convenablement et habillé confortablement, et il n’y a donc point de honte, pour qui vit en Orient, à préférer la légèreté du lin à une laine mal dégrossie. Bénédictine dans son inspiration, la règle du Temple n’est pas pour autant monastique.

 

      On a souvent écrit que Bernard de Clairvaux avait composé la règle du Temple. Cela ne correspond pourtant pas à la réalité. Il est dit dans le prologue que le texte qui devait inspirer la vie des Templiers avait été élaboré à partir des propositions d’Hugues de Payns, amendées par les pères du concile et mises par écrit par un clerc de l’entourage du légat pontifical. Cela dit, l’influence cistercienne, l’influence de Bernard de Clairvaux lui-même sur la règle furent fortes. Les Templiers, jusqu’au bout, eurent une claire conscience du rôle du grand abbé dans les origines de leur ordre. Quelques-uns, on le voit au moment du procès, en firent le fondateur du Temple. Tous avaient une vénération très grande pour lui, comme il ressort par exemple du retable de saint Bernard, créé à la fin du XIIIème siècle pour la commanderie de Majorque, qui est la plus ancienne représentation connue de l’abbé. De ce dernier il eût été difficile de ne pas être conscient du patronage, qui permit l’institutionnalisation de l’ordre du Temple, bientôt transformé en une véritable puissance à l’échelle de l’Occident comme de l’Orient latin.

 

 

      III – Ancrage d’une puissance (1129-1139)

  

 

     Il a fallu une dizaine d’années d’expérience, de doutes, de tâtonnements pour que le Temple, institution neuve dans la vie religieuse de la chrétienté occidentale, prenne son envol. L’opiniâtreté d’Hugues de Payns, d’un coté, l’engagement personnel de Bernard de Clairvaux, de l’autre, ont été décisifs. L’accueil de l’opinion, de la petite noblesse en particulier, le fut aussi, et, comme pour l’appel à la croisade d’Urbain II, c’est la réponse qui a fait le succès et permis très vite la transformation de l’ordre du Temple en une puissance singulière.

 

 

     A – L’adhésion des laïcs et des clercs

 

 

     Le message de Bernard de Clairvaux fut bien accueilli par les Templiers et, en Orient, il apaisa les états d’âme qui s’étaient manifestés à l’époque du départ d’Hugues de Payns vers l’Europe. Qu’en fut-il toutefois dans le reste de la société ? De l’ancrage de certaines réticences, chez les clercs en particulier, Bernard de Clairvaux avait eu nettement conscience. Dans le De laude nove militie, il avait pris les devants en qualifiant d’« insolitum », d’inusité, presque d’insolite, le genre de vie choisi par les Templiers. Dans une perspective chrétienne, conjuguer ensemble les verbes prier et combattre n’allait pas forcément de soi, quelles qu’aient été en la matière les évolutions du haut Moyen Âge, même si l’abbé cistercien s’est efforcé de montrer que, dès l’origine, l’Église avait justifié le métier de soldat. Le Temple était chose nouvelle et le Moyen Âge, on le sait, avait horreur de la nouveauté.

 

La violence, même justifiée, exercée par des religieux éveilla certaines critiques. La plus fameuse a émané du chartreux Guigues, prieur de la Grande Chartreuse, cet établissement fondé en 1084, qui s’efforçait de concilier érémitisme et cénobitisme. Dans une lettre adressée à Hugues de Payns, probablement écrite en 1128, ce religieux avait mis en garde : « Nous ne saurions en vérité vous exhorter aux guerres matérielles et aux combats visibles […] Il est vain en effet d’attaquer les ennemis extérieurs, si l’on ne domine d’abord ceux de l’intérieur ». L’arbre, cependant, comme le dit Alain Demurger, ne doit pas cacher la forêt, et, même si on le regrette aujourd’hui, force est de constater que, la majorité des clercs, au second quart du XIIème siècle, n’ont pas eu de tels états d’âme. C’est l’Église triomphante de la réforme grégorienne qui légitima les Templiers et leur assura une grande popularité.

 

     Hors des cloîtres, des chapitres, les laïcs accueillirent avec ferveur les Templiers dès lors que ces derniers furent appuyés par l’Église et constitués en un ordre. En témoigne le mouvement de donations qui, stimulé par certains participants au concile de Troyes, allait bientôt s’étendre à tout l’Occident. Dans un contexte marqué à la fois par un profond idéal de réforme ecclésiastique, par un essoufflement du monachisme bénédictin traditionnel et par la croisade, les Templiers reçurent partout un accueil favorable de la part des fidèles, en particulier de l’aristocratie chevaleresque. L’implantation fut précoce dans le berceau champenois et bourguignon, travaillé par Hugues de Payns, mais elle prospéra tout autant dans bien d’autres régions, moins liées aux premiers frères, notamment au Midi, en Provence, en Italie, en Catalogne. Le Temple était entré dans les esprits, il comptait désormais, et son genre de vie, malgré sa nouveauté, était admis.

 

 

            B – L’institutionnalisation d’un genre de vie

 

 

     Avec le concile de Troyes, en 1129, l’ordre du Temple s’était intégré à l’organigramme institutionnel de l’Église. Dix ans plus tard, un texte pontifical l’a définitivement conforté, couronnant en quelque sorte la reconnaissance qui avait eu lieu en Champagne. Le 29 mars 1139, le pape Innocent II fulminait la bulle Omne datum optimum, posant ainsi les bases de ce que l’on appelait au Moyen Âge l’exemption, c'est-à-dire, pour un ordre, le privilège d’être soustrait à l’autorité de l’évêque diocésain pour relever directement de celle de Rome. Indépendant de tout pouvoir hormis celui du pape, l’ordre se voyait confirmer la libre élection de son maître. Il était interdit à toute personne, laïque ou ecclésiastique, de changer la règle et les statuts du Temple et, plus largement, de s’entremettre dans les affaires internes de l’ordre.

 

     Ressortissant de l’Église et dépendant de Rome, les Templiers ne cessaient pas pour autant d’être des laïcs. La grande majorité d’entre eux ne reçurent jamais les ordres sacerdotaux et, du vivant d’Hugues de Payns, l’ordre ne comptait pas en son sein de clercs, ces derniers ayant été autorisés à faire profession uniquement à partir de 1139 et de la bulle Omne datum optimum, pour des raisons essentiellement politiques. Représenter pour des laïcs une voie de perfectionnement spirituel et moral était l’un des idéaux du Temple et, à l’époque, l’une de ses spécificités fortes. Cette démarche, d’ailleurs, valut à l’ordre un rapide rayonnement spirituel, des fidèles, nombreux, s’associant à lui pour obtenir par le biais d’une pratique courante au Moyen Âge que l’on appelle la confraternité un statut semi-religieux et privilégié.

 

En peu de temps, le genre de vie des Templiers s’était donc imposé. Certes, la fusion du guerrier et du religieux représentait une nouveauté radicale au sein de la spiritualité chrétienne, mais désormais elle était reconnue comme une voie de perfectionnement moral. Parce que l’expérience était neuve, on a cependant hésité sur les mots propres à la qualifier. Aujourd’hui, vous le savez sans doute, on parle souvent de moines-soldats pour désigner les Templiers et ceux qui, par la suite, se sont inscrits dans leur sillage. L’expression, de mon point de vue, n’est pas bonne. Elle procède d’une mauvaise lecture, hélas répandue, du De laude nove militie de Bernard de Clairvaux. Les Templiers n’étaient pas des moines. Des traits essentiels opposent leur expérience à celle de ces derniers, en particulier l’usage des armes, mais aussi, on le dit moins, le fait qu’ils n’adhéraient pas à l’idéal de stabilité, la fameuse « stabilitas loci », essentielle pour comprendre le cloître. Pas plus que des moines, et moins encore même, les Templiers n’étaient des clercs. Ils étaient – et c’est là une originalité essentielle de leur démarche – des laïcs qui, en un temps où l’Église ne considérait qu’à la marge ces derniers, s’étaient en tant que laïcs engagés dans une expérience religieuse et avaient rallié un ordre dont une part de la popularité et de la puissance venaient précisément de là.

 

 

             C – Un ordre transformé en puissance

 

 

     Parce qu’il répondait à des besoins fonctionnels mais aussi spirituels de la société chrétienne du début du XIIème siècle, l’ordre du Temple eut, dès les années 1130, un très grand succès. Dès cette époque, la plupart de ses éléments constitutifs étaient en place et, déjà, il constituait une puissance. Ouvert aux laïcs plus que tout autre institution d’Église à l’époque, il ne se limitait pas dans son recrutement au groupe aristocratique. Outre les chevaliers, bien nés pour la plupart, le Temple acceptait des non-nobles, intégrés comme frères sergents. Ces derniers étaient surtout employés à des tâches administratives et logistiques, mais ils pouvaient également combattre. Comme les chevaliers, ils arboraient sur l’épaule gauche la croix rouge, symbole du sacrifice du Christ, mais ils le faisaient sur une robe noire ou couleur de bure et non sur le célèbre manteau blanc, réservé à ceux des Templiers qui jouissaient du statut le plus élevé.

 

     Dans l’ordre, à l’origine, chevaliers et sergents constituaient à eux seuls la totalité des membres. La bulle Omne datum optimum, en 1139, a marqué de ce point de vue un changement par rapport à la période des débuts. C’est elle, je vous l’ai dit, qui a permis au Temple d’accueillir des clercs, ceux que très vite on allait appeler les frères chapelains. Jamais, cependant, ces hommes n’auront une position d’autorité sur les autres frères, laïques eux, chevaliers et sergents. À la tête de l’ordre, les maîtres, d’Hugues de Payns à Jacques de Molay, furent toujours des frères chevaliers. Localement, dans les commanderies, qui peu à peu se sont multipliées, ce sont presque exclusivement des chevaliers ou des sergents qui ont exercé le pouvoir. En Orient, les premiers l’emportèrent toujours, mais en Occident, du moins à l’époque du procès, la seule qui, grâce aux interrogatoires, nous fournisse une vision complète, les seconds étaient très nombreux à occuper des postes de responsabilité.

 

     Cette implantation des Templiers sur les deux rives de la Méditerranée entraîna très tôt la création d’une structure administrative centralisée à bien des égards pionnière pour son époque. Tandis que la maison mère, abritant le maître et le couvent central, demeurait en Terre sainte, l’Orient et l’Occident furent découpés en provinces, dotées chacune d’un maître, qui avait autorité sur les commanderies de son ressort. Certes, cette géographie administrative connut d’incessants remaniements au gré de l’expansion de l’ordre et de l’évolution du contexte politique, mais dès les années 1130, à travers notamment le texte de la règle française, on en perçoit clairement les lignes de force. Elle n’avait qu’un but, essentiel, faciliter le rassemblement et l’acheminement des hommes et des ressources du Temple à destination de la Terre sainte, cet espace que l’ordre, fidèle aux enseignements d’Hugues de Payns, ne devait jamais perdre de vue jusqu’à sa disparition tragique.

 


     En conclusion, grâce à sa reconnaissance par l’Église en 1129, confirmée dix ans plus tard dans la bulle Omne datum optimum, l’ordre du Temple s’est érigé en véritable puissance. Le premier ordre religieux-militaire de l’histoire était né. D’autres n’allaient pas tarder à suivre un même chemin. Dès avant le milieu du XIIème siècle, le Temple a constitué un modèle. À son contact, sur son exemple, des ordres qui jusqu’alors étaient purement charitables se sont militarisés. L’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, que l’on connaît aujourd’hui comme l’ordre de Malte et dont la fondation remonte au XIe siècle, est sans conteste le plus bel exemple de cette militarisation qui s’est opéré à l’imitation du Temple. Il n’est cependant pas le seul et, à la charnière des XIIème et XIIIème siècles, l’ordre Teutonique ou l’ordre de Saint-Lazare se sont eux aussi militarisés. À cette époque, des ordres militaires avaient même commencé à être créés de toutes pièces, loin, parfois très loin de la Terre sainte, en péninsule Ibérique, à l’instar de Calatrava ou de Santiago, et dans l’Europe nord-orientale, avec par exemple les Porte-Glaive de Livonie. En un siècle à peine, le modèle templier a donc complètement pris, au-delà – bien au-delà – des espérances les plus grandes d’Hugues de Payns. Dans tout le monde latin, c'est-à-dire dans l’ensemble de la chrétienté soumise à Rome, une nouvelle famille d’ordres religieux est née, les ordres militaires. Une nouvelle démarche spirituelle a pris forme, aussi problématique qu’elle fut à l’origine, celle qui offrait à des laïcs de se vouer à Dieu en s’adonnant à la guerre physique et violente contre les ennemis de l’Église.

 

  

 

Philippe Josserand

     Pour en savoir plus :

 

 

Cerrini, Simonetta, La révolution des Templiers. Une histoire perdue du XIIème siècle, Paris, Perrin, 2007.

 

Demurger, Alain, Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2005.

 

Demurger, Alain, Les Templiers, Paris, Gisserot, 2007.

 

Hiestand, Rudolf, « Kardinal-Bischof Matthäus von Albano, das Konzil von Troyes und die Entstehung des Templerordens », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 99 (1988), p. 295-323.

 

Leroy, Thierry, Hugues de Payns, chevalier champenois, fondateur de l’ordre du Temple, Troyes, Maison du Boulanger, 2001.

 

Nicholson, Helen, The Knights Templar. A New History, Stroud, Sutton Publishing, 2001.

 

Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, éd. Nicole Bériou et Philippe Josserand, Paris, Fayard, 2009.