LE PROCÈS DES TEMPLIERS : L’EXEMPLE DE L’AQUITAINE


M. Robert FAVREAU. - Je reprends un peu en arrière pour faire la jonction avec ce qui vient d’être dit : en avril 1307 le pape Clément V vient à Poitiers pour rencontrer le roi Philippe Le Bel, il est question de voir les relations difficiles entre la France et l’Angleterre mais il est aussi question de parler des templiers et à cet effet le Grand Maître, Jacques de Molay, a été convoqué. Au cours de cette réunion le pape et le roi vont discuter de ce problème des templiers et quelques mois après, au mois d’août comme on vous l’a dit, le 24 août, le pape Clément V écrit au roi Philippe Le Bel qu’il va lancer une enquête pour voir si les torts imputés aux templiers sont justifiés. Le roi Philippe Le Bel va court-circuiter la démarche du pape en décidant l’arrestation des templiers dans tout le royaume.

Les templiers sont donc arrêtés dans toute la France le 13 octobre 1307, à Paris. Jacques de Molay assistait le 12 à l’enterrement de Catherine de Courtenay, la femme de Charles de Valois, le lendemain il est arrêté avec Hugues de Pairaud, visiteur de l’Ordre pour la France, Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie et Geoffroy de Gonneville, précepteur d’Aquitaine et de Poitou.

Tout de suite le procès va commencer et il va y avoir de nombreuses interrogations avec des tortures violentes ; on sait qu’au cours de ces tortures plusieurs dizaines de templiers sont morts, d’après les affirmations même des templiers. Ces tortures vont être telles que la plupart des templiers vont avouer tout ce qu’on veut leur faire avouer et notamment le Grand Maître Jacques de Molay va reconnaître toutes les accusations portées contre l’Ordre du Temple. Ces aveux de Jacques de Molay vont avoir d’autant plus mauvais effet qu’il les réitère devant les maîtres de l’Université de Paris.

Le pape Clément V s’est évidemment inquiété de cette arrestation des templiers, un ordre religieux, comme on vient de vous le dire, et le 27 octobre il écrit au roi Philippe Le Bel pour lui reprocher « ses attentats sur la personne et les biens de gens qui sont soumis immédiatement à Nous et à l’Église Romaine. Dans ce procès précipité tous remarquent, et non sans cause raisonnable, un outrageant mépris de Nous et de l’Église Romaine. »

Et puis le pape a quand même été ébranlé par les aveux, notamment des grands dignitaires de l’Ordre, et le 22 novembre il a ordonné l’arrestation des templiers dans l’ensemble de la Chrétienté. Pour ne pas y revenir il y aura vraiment procès contre les templiers en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, l’Ordre du Temple sera reconnu innocent de la plupart de ce qu’on lui imputait.

Après la première phase de procès devant les juges voulus par le roi, les templiers vont être à nouveau interrogés mais cette fois devant les envoyés du pape, c’est-à-dire des cardinaux qu’il a désignés à cet effet, et tout de suite l’affaire prend un tour différent parce que devant les juges ecclésiastiques —et là il n’y a pas de torture— les templiers se rétractent, notamment Jacques de Molay et Hugues de Pairaud, donc le Grand Maître et le visiteur de l’Ordre.

Le pape se rend compte que la plupart des aveux qu’on lui a opposés ont été extorqués par la torture. Il casse les pouvoirs des premiers juges qui ont interrogé les templiers et décide que ce sont ses enquêteurs à lui qui désormais vont être chargés de l’enquête. Le roi de France à nouveau va partir à la charge, comme il l’a déjà fait, en court-circuitant la décision de réforme de Clément V. Il réunit notamment des États à Tours pour demander instamment au pape la condamnation de l’Ordre du Temple.

Le roi de France et le pape vont se retrouver de nouveau à Poitiers au mois de mai 1308. Le pape Clément V est resté à cette époque plus d’une année à Poitiers, il logeait chez les Franciscains —c’est-à-dire à l’emplacement de la Galerie des Cordeliers à Poitiers—, et le roi, lorsqu’il est venu à Poitiers, logeait chez les Dominicains —c’est-à-dire à l’emplacement du Conseil Régional de Poitou-Charentes.

Le pape va tenir un consistoire dans le palais comtal —le palais de justice actuel— et il va être à nouveau poussé à condamner fortement l’Ordre. Il répond qu’il sait bien « que le roi est animé d’un zèle pour la foi » et il offre d'agir promptement, « seulement avec la maturité voulue. » Il ne veut pas aller trop vite. Le pape reçoit lui-même environ 70 templiers qu'il va interroger en personne. On a choisi les templiers les plus compromis.

Il n’en reste pas moins qu’environ cinquante templiers vont abjurer leur hérésie et être réconciliés, donc être libérés, et le Grand Maître et les principaux dignitaires, qui sont maintenant détenus non plus à Paris mais à Chinon, sont interrogés cette fois par les cardinaux. Le pape a annoncé de Poitiers qu’il tiendrait un concile à Vienne, en Dauphiné, pour décider du sort de l’Ordre du Temple en 1310.

La commission pontificale siège à Paris de novembre 1309 à juin 1311 et c’est cette commission pontificale qui nous a laissé les documents les plus intéressants, ceux qui ont été publiés au milieu du XIXème siècle par Jules Michelet, dans un ouvrage qui existe en livre de poche, deux gros ouvrages qui sont encore la base de ce que l’on écrit sur le procès des templiers, mais ce ne sont pas les seuls documents que l’on connaisse sur les templiers.

Si vous le permettez je vous livre un souvenir personnel : lorsque j’étais en 1ère année à l’École des Chartes, je me rendais aux Archives Nationales pour faire des exercices pratiques de paléographie. J’ai eu la curiosité de demander des documents sur les templiers et j’ai eu en main de grands rouleaux faisant 7/8 mètres de long, sur lesquels on avait les questions et les réponses des templiers, c’était très impressionnant.

La commission d’enquête pontificale siège donc à Paris et le roi se demande s’il va pouvoir arriver à ce qu’il souhaite, c’est-à-dire à la condamnation vraiment de l’Ordre. Les templiers ont repris courage et en mai 1310 on compte 573 frères qui sont prêts à témoigner de leur innocence et de la sainteté de l’Ordre.

Le roi Philippe Le Bel intervient alors à nouveau, contre l’avis de son chancelier qui démissionne. Il en nomme un autre à la place, c’est Guillaume de Nogaret, celui-là même qui avait arrêté le pape Boniface VIII à Anagni, et un concile provincial est réuni en mai, sous la direction de l’archevêque de Sens —puisque Paris à l’époque n’est pas encore archevêché, il ne le sera qu’au XVIIème siècle— et il condamne à mort 54 templiers qui, après avoir reconnu les fautes de l’Ordre s’étaient rétractés. Il les condamne non pas à cause de ce qu’on impute à l’Ordre mais parce qu’ils ont fait serment de dire la vérité et sont revenus en arrière, donc ils sont condamnés comme parjures, et, malgré l’intervention de la commission pontificale, les 54 templiers sont brûlés hors les murs de Paris ; dans les jours suivants 14 autres sont brûlés à Paris et à Senlis.

L’enquête va alors être interrompue ; elle reprendra au mois de novembre et s’achèvera en juin 1311 et en octobre suivant s’ouvre le concile de Vienne qui va juger du sort de l’Ordre.

Maintenant qu’est-ce que l’on reproche exactement aux templiers si l’on regarde le procès lui-même ? Les interrogatoires se sont faits d’après un schéma préétabli, de 88 questions pour les membres du Temple et de 127 questions pour ce qui concerne l’Ordre du Temple, autrement dit les réponses sont très stéréotypées, il faut y faire attention.

On peut les regrouper en 7 rubriques principales :

1° : les templiers renient le Christ et ils crachent sur la Croix ;

2° : ils adorent des idoles, ils font toucher à ces idoles la cordelette dont ils se ceignent la nuit ;

3° : le Maître et les dignitaires —qui ne sont pas tous des prêtres— absolvent les frères de leurs péchés ;

4° : lors des réceptions dans l’Ordre interviennent des pratiques obscènes ;

5° : l’homosexualité entre les frères est admise ;

6° : l’enrichissement de l’Ordre doit se faire par n’importe quels moyens ;

7° : les templiers se réunissent la nuit en secret et ne doivent rien révéler de ce qui se dit dans les chapitres.

Il faut aussi bien prendre conscience qu’il y a eu continuellement des tortures pour extorquer les aveux. Quelques exemples : Humbert de Corbon, ou de Comborn, chevalier, qui a fait profession à Auzon, ici même, déclare devant le pape en juin 1308 à Poitiers qu’il a été d’abord entendu à Lusignan, qu’il a commencé par avouer, qu’il est revenu sur ses aveux, qu’il a été torturé avant qu’il ne revienne à sa première confession.

Interrogé également Humbert du Puy, sergent, déclare qu’il n’avoua d’abord pas ce que les juges voulaient, qu’ensuite il a été emprisonné dans une tour à Niort et enchaîné pendant 36 semaines.

Frère Audebert de la Porte, sergent —c’était le précepteur de la commanderie d’Auzon— a été interrogé en premier lieu par l’official de Poitiers et a confessé un certain nombre de points après avoir été torturé.

Plusieurs des templiers interrogés par l’évêque de Saintes ont fait l’objet de menaces de la part d’acolytes de l’évêque, ils ont été torturés, soumis à rude prison. Hélie Costat, sergent du diocèse de Saintes, dit n’avoir confessé les fautes de l’Ordre qu’en raison de la dureté de sa prison et de la terreur que faisaient peser sur lui ceux qui entouraient l’évêque ; Hélie Renaud, précepteur du Dognon, une commanderie de Saintonge, a confessé le reniement de Jésus et le crachat sur la Croix à cause, dit-il, des tourments qui lui furent infligés ; Pierre Thibault, précepteur de Châteaubernard, a cédé lui aussi par crainte des tourments et en raison des menaces que lui prodiguaient les assistants de l’évêque. On pourrait multiplier les exemples de ces tortures.

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Dans les dépositions je voudrais d’abord présenter les points qui sont unanimement rejetés et sur lesquels les juges finalement n’ont pas tellement insisté.

1° : « Les templiers, disent les articles 16-23 du questionnaire, ne croient pas au sacrement de l’autel, ni aux autres sacrements et leurs prêtres omettent au canon de la messe les paroles de la consécration ». Il faut dire tout de suite qu’on rejoint là les accusations portées contre les cathares qui niaient l’efficacité des sacrements.

Or, sur ce point la dénégation sera unanime, notamment pour les templiers de la province d’Aquitaine —puisque j’ai pris pour cette communication tous les procès qui se sont passés en Aquitaine— qui tous ont affirmé leur croyance dans les sacrements. Tous ont soutenu que les prêtres de l’Ordre disaient la messe avec dévotion. De plus, ajoutent-ils, ils communient trois fois l’an, à Pâques, à la Pentecôte, à Noël, ils jeûnent le jour du vendredi, de la Toussaint à Noël et puis à nouveau pendant le Carême et puis aussi pendant les vigiles des apôtres et les fêtes mariales.

 2° : Il est ordonné aux frères nouvellement reçus de se confesser aux prêtres de l’Ordre mais ils peuvent aussi se confesser à l’évêque, ou bien aux frères mineurs, ou encore à un prêtre de leur choix.

Un témoignage de Guillaume de Liège, précepteur de La Rochelle, donne une précision qui peut expliquer cette confusion qu’il y a dans cette accusation contre le Temple. Il rapporte qu’il était de coutume à la fin du chapitre que les laïcs disent aux frères : « De ce que vous omettez de dire, par honte de la chair ou par crainte de la discipline de l’Ordre, nous vous faisons l’indulgence que nous pouvons mais vous devez en parler au prêtre de l’Ordre. »

C’est cette remise de faute contre la discipline qui pouvait venir de laïcs mais pas l’absolution des péchés. Donc il faut absolument rejeter cette accusation portée contre l’Ordre.

3° : les aumônes et l’hospitalité n’auraient pas été observées comme il convenait.

Cette accusation est aussi quasi unanimement rejetée et on peut d’ailleurs constater à ce sujet combien les pièces du procès doivent être utilisées avec précaution car pratiquement il y a toujours la même réponse, dans exactement les mêmes termes.

Les précepteurs veillaient à ce que l’hospitalité soit bien respectée, les chapitres le rappelaient et un templier indique que son précepteur lui a ordonné de s’occuper des problèmes de l’hospitalité « au péril de son âme ». Les aumônes avaient lieu trois fois par semaine, selon les statuts de l’Ordre, et on distribuait aux pauvres du pain et de l’argent. Et l’hospitalité avait lieu tous les jours pour les pèlerins.

Les fausses notes sont rares et peu appuyées, parfois, disent certains, les aumônes et l’hospitalité étaient limitées ou elles auraient pu être assurées avec plus de largesse. En fait elles ont été, semble-t-il, régulièrement assurées dès l’instant que les ressources des commanderies le permettaient.

4° : l’adoration des idoles, chat, tête à une ou trois faces, ou à crâne humain.

L’invraisemblance est ici totale. La contamination avec les pratiques de la sorcellerie est vraisemblable, car dans les pratiques de la sorcellerie il arrivait que le diable se présente sous la forme d’un chat noir. On vous a parlé du chat noir qui est apparu au cours d’une réception dans cette même commanderie.

Seuls quatre templiers reçus en Aquitaine font référence à une idole, ou à ce qui aurait pu apparaître comme une idole, ainsi frère Guillaume Audenbon, sergent du diocèse de Périgueux, reçu en la maison du Temple de Civrac, dans le sud de la Saintonge, déclare que celui qui le recevait, Geoffroy de Gonneville, précepteur d’Aquitaine, tenait en son sein enveloppée quelque chose qui lui a semblé être en cuivre et qu’il a eu l’impression que le précepteur aurait souhaité qu’il l’adore et qu’il embrasse cet objet. Ce soupçon paraît d’autant moins fondé que Geoffroy de Gonneville dans ses deux interrogatoires, à Paris et à Chinon, dira sa profonde aversion pour toutes les mauvaises pratiques en cours lors des réceptions de l’Ordre.

Frère Pierre Gérald de Mursac, du diocèse de Saintes, affirme que lorsqu’il fut reçu aux Épeaux, le précepteur tira de son sein l’image en or d’un lion qui semblait avoir la figure d’une femme et lui dit de croire en elle et de lui faire confiance sans pour autant lui dire qui était ainsi représenté. Il ne la vit qu’un instant car le précepteur la dissimula aussitôt dans son vêtement.

Les réponses sont toutes du même style. Il y a très peu de réponses de gens qui parlent d’idoles. Je crois qu’il faut écarter complètement cette accusation.

5° : Autre article du questionnaire, on parle de cordelettes remises à chaque frère lors de sa réception, cordelettes auxquelles on aurait préalablement fait toucher la tête des idoles. On prescrivait aux templiers de porter ces cordelettes sous la chemine, à même la peau, jour et nuit, par dévotion pour l’idole.

Cette accusation est rejetée par tous, sauf par un certain Jean l’Anglais, qui dit que lors de sa réception à La Rochelle le chapelain lui remit une cordelette de fil blanc qu’il devait porter jour et nuit sur sa chemise —c’est toujours sur la chemise dans toutes les autres réponses— en lui confiant qu’une certaine tête avait été entourée par la cordelette. C’est la seule réponse pour laquelle il y ait eu un semblant d’affirmation vis-à-vis de cette accusation.

Trois frères ont reçu une cordelette au moment de leur réception, tous les autres ont été invités à se pourvoir d’une cordelette de leur choix qu’ils auraient à porter sur leur chemise ou le linge avec lequel ils couchaient, car les templiers étaient invités à se coucher en gardant leurs sous-vêtements et à avoir effectivement une cordelette autour de leur chemise. La Règle du Temple dont on vous a parlé, rédigée par saint Bernard, prescrivait d'avoir une petite ceinture mise sur la chemise.

On ne distingue pas bien d’après les dépositions si la ceinture n’était portée que la nuit —ce qui semble indiqué par la plupart des réponses— ou nuit et jour —ce qu’assurent quelques-unes des réponses. Un seul frère dira ne l’avoir jamais portée ; deux frères déclarent que cette cordelette était portée en signe de pénitence et six disent que c’était un signe de chasteté, ce qui est le plus probable. Là encore les enquêteurs ne se sont pas du tout efforcés d’obtenir, avec les moyens que l’on sait, quelque aveu que ce soit, l’accusation étant trop évidemment sans fondement.

6° : On peut aussi faire table rase de l’accusation de sodomie. Il y a eu probablement des cas particuliers Outre-Mer, ce dont on parlait dans l’Ordre, et que plusieurs frères rapportent. Un cas est signalé par Hugues de Narsac, à Ballan, un frère du diocèse de Saintes est également suspecté, mais il n’est jamais question de permission donnée aux frères nouvellement reçus de s’unir charnellement à d’autres frères de l’Ordre sans pour autant commettre de péché. Les seuls qui reconnaissent cette accusation sont trois templiers extérieurs à la province d’Aquitaine et interrogés en Aquitaine. Toutes les réponses des templiers d’Aquitaine ont été absolument négatives. Un frère dira même que la sodomie est un très grave péché, puni selon d’autres de la prison perpétuelle ou de l’expulsion hors de l’Ordre.

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J’arrive maintenant à des points plus troublants, car autrement vous allez trouver que j’absous facilement l’Ordre du Temple. Il y a effectivement des accusations qui sont rapportées par suffisamment de réponses pour causer un certain trouble.

L’Ordre est accusé d’exiger des postulants —c’est l’accusation à mon sens la plus forte— au moment de leur réception, le reniement du Christ et le crachat sur la Croix. Les interrogations des dignitaires en octobre et novembre 1307, avec les tortures que l’on sait, les aveux répétés du Grand Maître Jacques de Molay au début du procès, ont pesé à cet égard d’un poids très lourd car ils ont fourni au roi Philippe Le Bel des arguments redoutables pour entraîner le pape réticent devant l’énormité incroyable des accusations.

Le 21 octobre 1307, Geoffroy de Charnay, un des quatre dignitaires arrêtés à Paris, précepteur de Normandie, dépose qu’à sa réception à Étampes on lui a présenté une croix, en lui affirmant qu’il ne devait pas croire en celui dont l’image était peinte sur la croix, car c’était un faux prophète et non point Dieu. On lui fit renier Jésus trois fois, ce qu’il fit des lèvres et non pas de cœur.

Jacques de Molay, le Grand Maître, avait reconnu le 24 octobre qu’à sa réception à Beaune il avait renié, de mauvais gré, le Christ figuré sur une croix d’airain qu’on lui avait présentée et qu’ensuite on lui avait dit de cracher sur la croix et qu’il avait craché une fois par terre.

Hugues de Pairaud, un autre des quatre dignitaires, visiteur de l’Ordre, interrogé en novembre rapporte que lors de sa réception à Lyon on l’a conduit derrière un autel, qu’on lui a montré une croix avec l’image de Jésus, qu’il se résigna à renier le Christ une fois, seulement des lèvres, mais refusa de cracher sur la croix.

Quant au dernier des dignitaires, Geoffroy de Gonneville, le précepteur d’Aquitaine et de Poitou, il dépose en novembre 1307 qu’il a été reçu à Londres, 28 ans plus tôt, par le Maître de l’Ordre en Angleterre. On lui a fait jurer d’observer les statuts et bonnes coutumes de l’Ordre et on lui a imposé le manteau. Puis le Maître d’Angleterre lui montra dans un missel une croix avec l’image du Christ et lui enjoignit de renier le Christ en lui déclarant : « Fais-le hardiment, je te jure, au péril de mon âme, que jamais tu n’en auras préjudice pour ton âme ni pour ta conscience, car c’est un usage de notre Ordre, introduit à la suite de la promesse d’un mauvais Maître, qui prisonnier d’un soudan, n’avait pu obtenir sa liberté qu’en promettant d’introduire dans notre Ordre l’usage de faire renier le Christ à tous ceux qui y seraient reçus. Ce qui fut depuis toujours observé. C’est pourquoi tu peux bien le faire. »

Geoffroy de Gonneville épouvanté refusa à plusieurs reprises. Il demanda à voir son oncle puis ses amis, ceux qui l’avaient accompagné, mais ils étaient partis, et finalement le Maître d’Angleterre, après une vaine dernière demande, consentit à ne plus exiger ce reniement car en fait Geoffroy de Gonneville était d’une très grande famille, qui avait beaucoup aidé le Temple et il n’a pas voulu insister en raison de l’importance de la personne de Geoffroy de Gonneville.

On peut également remarquer qu'à Auzon il y a eu des reniements, mais aussi qu’à quatre reprises, pour quatre chevaliers, les reniements ont été demandés mais n’ont pas été exécutés. Il s’agissait de chevaliers. Il y avait des reniements qui étaient exigés, mais qui n’étaient pas toujours donnés quand les gens étaient particulièrement importants.

Si l’on considère les dépositions des templiers de la province d’Aquitaine, on note que les deux tiers comportent le reniement, en général triple : « Je renie Jésus, je renie Jésus, je renie Jésus ». Le postulant peut être conduit derrière l’autel, d’autres fois tout se passe au vu et au su de ses frères.

Le questionnaire des enquêteurs suggérait qu’on disait au postulant que le Christ était non le vrai Dieu mais un faux prophète, qu’il était mort non pour la rédemption du genre humain mais en châtiment de ses propres crimes et nous avons au moins une réponse où il est dit qu’on a demandé à celui qui allait entrer dans l’Ordre de renier le prophète.

Pour expliquer ce reniement, on a une déposition du précepteur des Épeaux, aussi en Saintonge, qui a confessé que les frères étaient conduits à renier Dieu pour n’être pas parjures et désobéissants, autrement dit qu’on leur demandait de renier Dieu pour s’assurer qu’ils étaient prêts à obéir à tout commandement qui leur serait fait de la part de l’Ordre. C’est évidemment un moyen, mais pas forcément un très bon moyen.

Beaucoup de templiers ont exprimé leur stupéfaction et leur terreur devant une telle exigence. Tous ont dit qu’ils avaient renié Dieu des lèvres mais pas de cœur, tous ont dit qu’ils avaient craché par terre et non pas sur la croix. On a dit aussi que la croix était souvent une croix nue, qu’il n’y avait pas de Christ dessus —ce qui n’est pas forcément tout à fait une excuse— mais ce problème est quand même très troublant car il y a eu pas mal d’aveux de cette sorte.

La pratique du crachat sur la croix, qui suit aussitôt le reniement, elle, semble moins constante car seulement la moitié des déposants la reconnaissent et à plusieurs reprises elle n’est pas mentionnée du tout. Trois templiers de la province d’Aquitaine la refuseront tout net, sans qu’il y ait eu la moindre insistance. Au contraire, les frères souligneront combien la croix était vénérée dans l’Ordre, notamment pour la fête du Vendredi Saint où l’on adorait la croix pieds nus, comme le demandait la Règle. Le précepteur de Nantes, qui n’a connu ni reniement ni crachat, parlera lui aussi de la vénération de la croix dans tout l’Ordre et rappellera que les Frères du Temple vénéraient la Sainte Croix Outre-Mer. Donc c’est une accusation qui, si elle a des réponses positives, semble moins forte que le reniement.

On peut passer plus vite sur les baisers honteux qui auraient accompagné la réception, baisers sur la bouche, le nombril, le ventre, l’anus, l’épine dorsale, non qu’il y ait eu sans doute des déviations. Les enfants dans les écoles disaient : « Méfiez-vous des baisers des templiers ». Cela veut dire un petit peu quelque chose.

La confession la plus accablante est ici celle de Pierre du Cloître, qui confessa devant le pape à Poitiers en 1308 qu’à sa réception on l’a conduit derrière un rideau, qu’il a dû se dépouiller de ses vêtements et que le précepteur de la maison l’a embrassé sur le bas de l’épine dorsale, sur le nombril et enfin sur la bouche. Mais c’est un des templiers qui était les plus compromis de ceux qu’on a présentés en priorité au pape lorsqu’il était à Poitiers.

Les baisers au bas du dos et sur le nombril ne figurent que dans deux autres dépositions de templiers d’Aquitaine. Il n’est question que quatre fois de baisers à même la peau, sur la poitrine et entre les épaules. Quatorze templiers d’Aquitaine ne parlent que du baiser sur la bouche, mais c’est la prescription même de la Règle : « Celui qui le fait frère le doit lever et baiser sur la bouche. Le frère chapelain le baise aussi. » Donc il y a eu des déviations mais l’accusation de baiser sur la bouche n’est pas la véritable accusation.

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En dernier lieu l’historien peut relever dans les dépositions plusieurs points qui ne prêtent pas à confusion mais qui éclairent la chute de l’Ordre.

D’abord il y a une parfaite concordance parmi les templiers sur le secret dont s’entoure l’Ordre. Les réceptions se font à la seule présence des frères, les chapitres sont tenus dans le plus grand secret, souvent la nuit, portes closes, avec un frère qui surveille à l’extérieur. Le frère mendiant à qui on a demandé l’homélie d’introduction est aussitôt après prié de sortir. Les frères se sont engagés par serment à ne rien révéler des décisions du chapitre, pas plus que des modes de réception.

Il faut bien dire ici que dans tous les chapitres, dans tous les établissements ecclésiastiques, lorsqu’il y a des réunions en salle capitulaire, les chanoines ou autres clercs ont prescription de ne rien révéler du secret des décisions capitulaires. Simplement, il y a eu des excès de « secret » dans l'Ordre du Temple.

Humbert du Puy, sergent du diocèse de Poitiers, témoigne en 1310 que la réception avait lieu dans l’Ordre de façon clandestine, portes closes, en la seule présence des frères de l’Ordre et qu’une grande et mauvaise suspicion en était née contre l’Ordre. Les chapitres étaient tenus tôt le matin, après avoir fait sortir les simples familiers et parfois même ils étaient tenus la nuit.

Cette clandestinité était très mal supportée par les frères. Elle figure dans l’acte d’accusation sur lequel travaillèrent les enquêteurs.

La Règle elle-même était tenue cachée, comme un article le prévoyait. Seuls les grands dignitaires étaient autorisés à la posséder. Le frère Pierre du Cloître déclare qu’il a vu la Règle aux mains du précepteur de Beauvais mais qu’il n’a jamais pu avoir le livre en main ni voir ce qu’il contenait. Le secret de la Règle est une nouvelle source d’obscurité, ambiguïté, confusion, que l’on peut observer dans l’Ordre.

Et de fait, au moment de la chute du Temple, les juges ne trouvèrent aucun manuscrit de la Règle car les Grands Maîtres avaient plusieurs fois fait détruire les manuscrits qui n’étaient pas de nécessité absolue. Et aujourd’hui encore on ne garde que quatre exemplaires de la Règle de l’Ordre du Temple.

Deuxième point qui a fait beaucoup pour la chute et la mauvaise opinion que l’on avait des templiers, leur richesse. Ils étaient d’excellents administrateurs, des banquiers remarquables, ils géraient les comptes de Blanche de Castille, d’Alphonse de Poitiers, du roi d’Angleterre, du roi de France ; le Trésor Royal, jusqu’à la fin du XIIIème siècle, a été conservé au Temple, à Paris. Ils étaient aussi très avancés dans les transactions bancaires. Ainsi lorsque le roi d'Angleterre a besoin d'envoyer de l'argent pour la défense de ses terres en Aquitaine, il remet cet argent aux templiers de Londres, et les templiers de La Rochelle fournissent cet argent aux officiers anglais en Aquitaine.

Le catalogue des accusations porte que dans l’Ordre on ne considérait pas comme un péché d’acquérir licitement ou illicitement des droits d’autrui. On prêtait serment de travailler à l’enrichissement de l’Ordre par tous les moyens, licites ou illicites, et on ne considérait pas comme un péché de se parjurer en ce domaine. Il semble bien que l’on recommandait aux frères au moment de leur réception de s’employer de leur mieux à accroître les biens de l’Ordre, sans leur préciser que cela pouvait être par n’importe quel moyen.

Un templier de la province d’Aquitaine dépose qu’il a entendu le précepteur de l’Île-Bouchard dire à table qu’on pouvait acquérir pour l’Ordre, par tout moyen, régulier ou non, et jurer pour ce faire sans pécher. Et il ajoute ensuite que lui-même l’a juré lors de sa réception.

Plusieurs templiers déposeront au contraire qu’ils ont reçu recommandation de n’acquérir pour l’Ordre qu’en respectant la loi, en suivant la légalité. Mais on peut peut-être citer un frère du diocèse de Saintes qui dit : « Les templiers acquéraient fréquemment pour l’Ordre de façon indue, mais on ne le leur ordonnait pas. » C’est peut-être là la réponse, s’employer au maximum à enrichir l’Ordre, mais il n’y avait pas eu de prescription générale à ce sujet.

À l’évidence un grand nombre des accusations étaient purement imaginaires et correspondaient à des réalités amplifiées, déformées. Accusations, soupçons, secret, superbe, cupidité, avaient engendré, en dehors même du bien fondé des apparentes pratiques avancées pour la réception des frères, un malaise certain dans l’Ordre, au point qu’un certain nombre de templiers avaient quitté l’Ordre ou avaient manifesté l’intention de le quitter.

On a dans les interrogations des templiers d’Aquitaine plusieurs templiers qui disent qu’ils ont eu l’intention à un moment ou un autre de quitter l’Ordre parce qu’on leur demandait des choses qui n’étaient pas selon leur conscience mais qu’ils ont hésité parce qu’il y avait leur famille, parce qu’il y avait tout l’entourage et finalement ils sont restés dans l’Ordre.

L’historien se trouve ainsi placé devant un dossier trop complexe pour qu’il puisse se risquer à des jugements trop absolus. Certains ont jugé les templiers coupables, d’autres se sont efforcés de les dire en tout innocents. Dès l’époque même du procès les avis furent partagés. Jean de Pouilly, maître régent en théologie de l’Université de Paris, proche du roi, se prononçait pour la culpabilité ; Jacques de Thérines, moine de Chaalis, constatait les rétractations sur le bûcher et les enquêtes dans les autres pays et ne considérait pas comme fondés les faits exécrables reprochés à l’Ordre.

Il ne faut sans doute pas chercher à démontrer systématiquement l’innocence ou la culpabilité de l’Ordre. On peut dire que l’action du roi Philippe Le Bel et de ses agents a été absolument déterminante dans la destruction et la suppression du Temple, quelles que soient les raisons qui ont poussé le roi. On en discute beaucoup et personne n’est d’accord sur les raisons qui ont poussé Philippe Le Bel.

Il est certain en tous cas que l’Ordre, en tant que tel, ne méritait pas une condamnation, il méritait une réforme mais sûrement pas une condamnation. Les accusations pour la plupart étaient fausses, ou exagérément grossies ; les aveux obtenus par la torture, les sévices, les menaces, n’ont pas beaucoup de valeur.

Ce qui reste c’est la richesse des templiers, leur arrogance, leur secret, leur volonté de s’enrichir régulièrement, le fait aussi que la Terre Sainte était perdue et que donc depuis 1291 on ne voyait plus l’utilité de l’Ordre du Temple puisque sa fonction était de défendre la Terre Sainte. Tout ceci a causé évidemment la ruine du Temple.

Le concile de Vienne s’est ouvert en octobre 1311 et en avril 1312 par la Bulle Vox in Excelso le pape Clément V a supprimé l’Ordre du Temple, par provision, en attendant un jugement de fond remis à un concile postérieur qui ne se réunira jamais. La demande se fondait sur la manière et la façon mystérieuse dont on est reçu dans l’Ordre, la conduite mauvaise de beaucoup de ses membres, elle considérait en particulier le serment demandé à chacun d’eux de ne rien révéler sur cette admission et de ne jamais sortir de l’Ordre, elle voulait mettre fin aux soupçons et accusations dont l’Ordre était l’objet, matière à scandale, pour la foi et les âmes. Le roi avait demandé la condamnation de l’Ordre mais le pape n’a accordé que la suppression, ce qui est quand même différent.

Le pape s’était réservé le jugement des quatre premiers dignitaires arrêtés dans l’enceinte du Temple à Paris le 13 octobre 1307. La sentence du délégué apostolique fut prononcée sur le parvis de Notre-Dame de Paris le 19 mars 1314 après que les autres dignitaires eurent confessé leurs crimes en public, c’était la prison perpétuelle.

Mais alors le Grand Maître, Jacques de Molay, et le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, rétractèrent leurs aveux. Jacques de Molay déclara faux les crimes imputés à l’Ordre, affirma sainte, juste et catholique la Règle du Temple, confessa que la crainte des tourments et les caresses du pape et du roi de France l’avaient poussé à de déshonorants aveux. Sans attendre la délibération prévue pour le lendemain du délégué apostolique, le roi fit le soir même brûler les deux dignitaires dans la petite Île aux Juifs entre le jardin du palais royal et l’église des Augustins. Ils moururent l’un et l’autre avec un courage et une dignité qui impressionnèrent les assistants.

Quant aux deux autres dignitaires, Hugues de Pairaud et Geoffroy de Gonneville, ils finirent leurs jours en prison. Ainsi disparaissait un Ordre qui avait tenu une place de première importance aux XIIème et XIIIème siècles.

Je vous remercie de votre attention (Applaudissements)


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DÉBAT AVEC LA SALLE


M. LAVRARD. - Nous allons passer aux questions. On va vous passer le micro.

1ère question : Vous venez d’évoquer la grande richesse des templiers, quand on voit l’acharnement que Philippe Le Bel a pu avoir pour la condamnation, l’hypothèse qui est émise que le roi était débiteur des templiers est-elle exacte ?

M. Robert FAVREAU. - Je ne sais pas s’il avait des dettes au Temple, c’est tout à fait possible, en tous cas ce n’était sûrement pas la raison pour laquelle a eu lieu l’arrestation des templiers. D’ailleurs on a parfois dit que le roi avait voulu mettre la main sur les biens de l’Ordre du Temple. Non, les biens de l’Ordre du Temple ont été donnés à l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Mais le roi Philippe Le Bel a quand même fait payer très cher les frais de prison et de procès, il a fallu que l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem sorte beaucoup d’argent pour cette fusion des deux ordres.

Je ne peux pas répondre de façon précise à votre question de dette. Qu’il y ait eu des dettes, c’est possible, mais cela ne joue pas dans le procès.

2ème question : Vous avez cité le livre de Jules Michelet, mais est-ce qu’il y a des documents sur la réception des templiers à Poitiers par le pape ?

M. Robert FAVREAU. - Oui, tout à fait.

Le même. - Ils sont dedans ? Il n’y a pas que le procès de Paris?

M. Robert FAVREAU. - Non, il y a également des procès à Poitiers.

3ème question : Qu’en est-il de la malédiction qui a effectivement été prononcée sur le bûcher ?

M. Robert FAVREAU. - Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay sont morts brûlés en 1314, le roi Philippe Le Bel est mort quelques mois après. Le pape Clément V aussi… (rires dans la salle)… je vous laisse libres de tirer toutes les conclusions que vous voudrez.

M. LAVRARD. - Je ne pense pas que Jacques de Molay ait pu employer des mots comme il est marqué dans les textes parce que quand on brûle on n’a pas le temps de faire de la grande rhétorique.

4ème question : Qu’aurait entraîné une éventuelle fusion des deux Ordres frères que vous avez évoquée ?

M. Robert FAVREAU. - La fusion des deux ordres a été demandée par le pape Grégoire X et le deuxième Concile de Lyon en 1274 et elle a été plusieurs fois évoquée depuis cette date, notamment lorsque le roi et le pape se sont rencontrés en avril 1307 à Poitiers. Avec cette fusion on pensait qu’en réunissant les forces on pourrait plus facilement résister aux infidèles, aux turcs, aux musulmans. Jacques de Molay a toujours refusé, maladroitement, sans jamais proposer aucune autre solution et encore, puisqu’il était présent à Poitiers, en avril 1307.

5ème question : Le pape n’a jamais demandé à ce que les procès —je dis cela parce qu’il y en a eu plusieurs— soient révisés. Il semblerait que cette condamnation soit justement une condamnation visant à jeter l’opprobre sur le Temple sans qu’on sache jamais ce qu’il en a été réellement. Est-ce qu’il n’y a pas eu là un mauvais choix ? Une faillite de l’autorité papale ?

M. Robert FAVREAU. - Vous avez tout à fait raison. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de demande de réhabilitation, de révision des procès. Le Concile de Vienne avait supprimé l’Ordre par provision, mais les papes se sont ensuite installés à Avignon. Le pape Clément V est le premier pape qui se soit installé à Avignon, il y a eu la Guerre de Cent Ans et le roi de France et les autres ordres avaient autre chose à faire que de revenir sur cette condamnation, sur cette suppression. D’autant plus que les biens du Temple avaient été remis à l’Ordre de l’Hôpital, que les templiers étaient pour certains partis, redevenus laïcs, mais d’autres étaient rentrés dans l’Ordre de l’Hôpital, et ils étaient à nouveau en état de continuer la lutte, à partir de l’Île de Rhodes, contre les infidèles.

Donc il n’y a pas eu vraiment d’occasion de revenir sur cette question de culpabilité de l’Ordre du Temple, mais encore une fois l’Ordre du Temple a été supprimé. Il a été mis en procès vigoureusement par la volonté de Philippe Le Bel, il ne méritait pas d’être condamné, c’est sûr, mais il y avait suffisamment de points d’ombre pour qu’il y ait besoin véritablement d’une réforme. On est passé à côté de la réforme, il y a eu suppression.

6ème question : On parle de condamnation, il faut quand même savoir que l’Ordre du Temple n’a pas été condamné partout, l’Ordre du Temple a suscité d’autres ordres.

M. Robert FAVREAU. - Vous avez raison, notamment dans la péninsule ibérique il y a eu profusion d’ordres militaires et la lutte a continué. Dans ces pays là l’Ordre du Temple n’a pas été inquiété, en Espagne, en Rhénanie et en Angleterre. C’est vraiment en France qu’il y a eu le procès des templiers, le procès de l’Ordre du Temple et aussi un peu en Italie, mais je ne connais pas bien la question en Italie.

7ème question : Merci pour cette conférence très intéressante. Simplement pour répondre à Monsieur, au Portugal dans un premier temps a été créé l’Ordre de la Milice du Christ et les rois du Portugal ont été grands maîtres de cet Ordre, donc ils n’ont certainement pas été inquiétés.

D’autre part il me semble aussi que certains auteurs sont à même de penser que tous les templiers n’étaient pas reçus, par exception, et que si certains ont avoué certaines choses c’est parce qu’ils en ont entendu parler mais ils n’ont pas été reçus dans ce que vous appelez un cercle intérieur, donc ils ont dû forcément sous la torture, raconter et déformer des choses auxquelles ils n’avaient pas participé.

M. Robert FAVREAU. - Tout ce que je peux vous dire c’est qu’il y a effectivement beaucoup de « on dit » dans les réponses, il y a même un certain nombre de templiers qui rapportent « on m’a dit que », « j’ai appris que », sans être forcément présents.

Pour pouvoir faire partie de l’Ordre du Temple de toute façon on devait être reçu, mais beaucoup d’accusations ou de réponses sont données par ouï-dire, ou de façon tout à fait équivoque, autrement dit il faut être très prudent dans l’utilisation des réponses des templiers, à cause du questionnaire stéréotypé, des tortures et de toutes ces incertitudes dans les réponses.

M. Jean-Marie ALLARD. - Je voudrais dire effectivement qu’au Portugal l’Ordre de la Milice du Christ a été créé en 1319 et on retrouve en 1317 ce qui restait de l’Ordre du Temple puisque les biens qu’il avait avaient été dévolus aux Hospitaliers.

D’autre part, sur le procès de condamnation des templiers, de l’Ordre, Jean l’Anglais a avoué que cette procédure s’était faite depuis 1134 et il faut remarquer d’ailleurs qu’elle est contenue dans bon nombre de dépositions. Effectivement l’Ordre du Temple est un ordre militaire, ce sont des soldats et certaines pratiques, comme le crachat sur la croix ou le reniement du Christ, pourraient être aussi des bizutages, de fort mauvais goût, mais qui ont existé puisque beaucoup l’ont avoué.

On peut remarquer aussi que ce rituel, ces éléments, n’ont pas été indiqués partout et partout de la même manière et étaient faits par un subordonné et non pas par un supérieur. On peut dire que c’étaient peut-être des plaisanteries y compris de corps de garde. Je pense aussi que l’Ordre en tant que tel a connu des bavures, comme tout groupe d’ailleurs.

8ème question : La question des templiers est devenue une question pour le grand public avec un très grand film qui s’appelle « Les Rois Maudits ». Je crois que beaucoup de Français connaissent les problèmes qui se posent autour des débats que vous avez présentés tout à l’heure à cause de ce film. Évidemment personne ne nie la qualité du film mais quelle est votre opinion —et ma question porte aussi sur le livre— en tant que scientifique sur la façon dont précisément la question des templiers est présentée par Maurice Druon ?

M. Robert FAVREAU. - Je n’ai pas vu le film… (rires dans la salle et applaudissements)… j’ai lu le livre, c’est très bien écrit, mais c’est un roman, ce n’est pas là que j’irais chercher des documents. C’est la liberté du romancier de faire une œuvre avec un fond historique, je ne le conteste pas mais ce n’est pas l’histoire, il faut bien distinguer les deux. Et puis c’est le droit aussi des gens de faire un film à tendance historique, d’ailleurs cela fait connaître les événements au grand public, mais avoir un film qui respecte scrupuleusement l’histoire est vraiment difficile.

9ème question : Une question très courte : sur combien de dépositions avez-vous pu vous baser ? Parce que vous avez cité des chiffres, « Trois, quatre templiers pensent que… » je voudrais savoir combien de dépositions vous avez trouvées ?

M. Robert FAVREAU. - Une quarantaine uniquement dans la région mais j’ai vu la totalité du procès, donc lorsque j’ai réparti les questions selon leur nature cela ressortait de la totalité du procès et j’ai choisi comme personnes dont je citais les dépositions, uniquement les gens de la région.

10ème question : Combien de frères comptait l’Ordre des templiers à cette époque ?

M. Robert FAVREAU. - Jean-Marie ALLARD complètera si c’est nécessaire, à l’époque ils étaient à peu près 15 000 dans tout l’Ordre et 5 000 pour la France.

11ème question : Les documents que vous avez eus entre les mains quand vous étiez aux Archives Nationales —c’est d’ailleurs assez émouvant— étaient en quelle langue ? Vous avez pu les déchiffrer pleinement ? Vous avez dû avoir une grande émotion.

M. Robert FAVREAU. - J’ai eu effectivement une grande émotion, j’étais simplement tout jeune apprenti historien. Ce sont des textes en latin, donc on prend un parchemin, quand on a rempli un parchemin on coud un autre parchemin au bout et ainsi de suite, et on constitue ainsi des grands rouleaux qui font 5, 6, 7, 8 mètres de long et quand vous les déroulez c’est impressionnant parce que vous avez toujours les mêmes questions et pratiquement toujours les mêmes réponses des templiers.

C’est impressionnant, effectivement, matériellement, par le poids, par la forme, et puis par tout le texte qui se trouve sur ces parchemins, autrement ce n’est pas spécialement difficile à lire, ce sont des textes du XIVème siècle, ce n’est pas trop compliqué.

12ème question : Merci pour votre présentation vraiment intéressante. Je voulais juste dire quelque chose que j’ai lu il y a quelques jours dans les informations en Angleterre, à la BBC, c’est que le Vatican va bientôt sortir des dossiers sur les templiers et l’absolution qu’aurait faite Clément V, le pape, lors de son séjour à Poitiers, après les interrogatoires à Chinon, des documents qui ont été retrouvés récemment aux archives vaticanes, que l’on pensait être perdus.

C’est une bonne nouvelle dans un sens pour les templiers parce que le Vatican maintenant va entamer de façon officielle un dossier qui porterait là-dessus en utilisant ses sources.

M. Robert FAVREAU. - Je vous remercie pour cette information que j’ignorais. Les archives vaticanes sont effectivement restées fermées aux chercheurs jusqu’aux années 1870, maintenant elles sont ouvertes, il y a des problèmes pour les événements récents, mais pour les templiers il n’y a pas de problème.

13ème question : Qui jugeait les templiers ? Des juges laïcs ou l’Inquisition ? Quels ordres monastiques ? C’étaient les juges de l’époque ?

M. Robert FAVREAU. - C’étaient naturellement des juges religieux. Ils avaient demandé un tribunal particulier, ce sont les inquisiteurs qui ont interrogé les premiers templiers et après il y a eu les enquêteurs nommés par le pape, notamment les cardinaux.

Les inquisiteurs étaient largement sous la main du pouvoir royal, notamment les inquisiteurs de Paris et c’est pour cela qu’on peut déplorer qu’ils aient laissé faire ces tortures dans les premières interrogations, mais la pratique de la torture était parfois utilisée, il n’y avait pas que l’Inquisition.

14ème question : Bernard de Clairvaux n’a-t-il été qu’un serviteur de l’Ordre du Temple ou un initiateur ?

M. Robert FAVREAU. - Bernard de Clairvaux était une autorité morale reconnue, c’est pour cela qu’on lui a demandé de faire la Règle pour l’Ordre du Temple mais il était tout à fait extérieur à l’Ordre du Temple, même s’il avait une parenté avec des gens qui étaient dans le Temple.

Le même. - Il semble quand même partie prenante par sa parenté champenoise.

M. Robert FAVREAU. - Oui, probablement, il était noble d’origine mais en tant qu’abbé de Clairvaux il était tout à fait extérieur à l’Ordre. Apparemment il n’y avait pas de raison particulière de lui demander de rédiger la Règle pour le Temple, simplement il était reconnu très largement dans toute la chrétienté comme une parole qu’on écoutait, donc on lui a demandé de rédiger cette règle.

M. LAVRARD. - Je crois que la demande que saint Bernard rédige la Règle venait du Saint Sépulcre, était une demande de Jérusalem à l’origine.

M. Robert FAVREAU. - Peut-être.

15ème question : Quand on voit l’acharnement incroyable que le pouvoir royal a mis à détruire l’Ordre, est-ce que vous pouvez éclaircir un petit peu les raisons politiques ou géopolitiques ou de politique intérieure, ou de relations avec les membres du Temple dans les pays étrangers ? Autrement dit, en quoi est-ce que cela pouvait avantager ou intéresser le pouvoir royal de briser l’Ordre du Temple ?

M. Robert FAVREAU. - On en a beaucoup discuté et on n’a pas de réponse rigoureuse. On a dit que cela pouvait être le risque d’avoir une sorte de pouvoir politique qui se forme mais jamais les templiers n’ont eu de velléités politiques. On a dit que le roi voulait mettre la main sur leurs richesses, c’est pratiquement abandonné.

Si on regarde un peu la façon dont le roi s’est conduit, peut-être, si on veut faire une proposition —mais ce n’est pas la réponse, c’est une réponse que je vous donne— disons que le roi avait été touché par les accusations que l’on portait contre l’Ordre, accusations qui avaient été portées deux ans auparavant par un Templier lui-même, donc il a peut-être voulu simplement supprimer un ordre dans lequel se passaient des choses aussi incroyables que celles qu’on avançait.

Je dis cela parce que c’est la seule raison qu’il avance lui-même pour l’arrestation des templiers et dans sa demande instante auprès du pape pour condamner et faire supprimer l’Ordre. Par ailleurs, le roi Philippe Le Bel était un roi très pieux, même un peu bigot et qu’il ait eu cette idée là est peut-être lié à cela.

Mais je n’ai pas de réponse et personne n’en a. J’ai lu récemment qu’il aurait agi pour détourner le pape de poursuivre ceux qui avaient fait attentat au pape Boniface VIII. Peut-être, on a de temps en temps des réponses nouvelles mais je crois qu’il faut être très prudent parce qu’on n’a pas de réponse absolue ni sûre, on ne peut pas vraiment être sûr.

16ème question :  Je voudrais vous demander si vous avez des renseignements sur les effectifs des templiers, l’évolution de ces effectifs depuis 1099, l’installation, jusqu’à 1307. Combien étaient-ils et où se situaient-ils ?

M. Jean-Marie ALLARD. - Je veux bien répondre mais on n’a pas vraiment de statistiques, ils étaient 14 dignitaires, les archives n’en parlent pas très bien. Je crois savoir que des textes médiévaux parlent de 9 chevaliers pendant 9 ans, pour défendre la Terre Sainte…

M. Robert FAVREAU. - Il n’y a pas de réponse pour les templiers mais pour l’ordre militaire qui a fusionné avec l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, une grande enquête a été lancée par la papauté en 1373 pour laquelle on a un très grand nombre de réponses. Des enquêtes ont été menées dans tout l’Occident, certaines se sont faits par diocèse, par maison, par commanderie, et pour chaque commanderie en 1373 on sait combien il y a de membres, les chevaliers, les sergents, les chapelains, les serviteurs, les servantes, les donats… tout cela est extrêmement précis.

Pour la région on a l’enquête du diocèse de Saintes, on a tous ces chiffres en 1373, on a aussi les chiffres pour le diocèse d’Angers dans le Grand Prieuré d’Aquitaine ; il y a également beaucoup de réponses à cette enquête de 1373 pour le Grand Prieuré de Toulouse, le Grand Prieuré de Saint-Gilles et aussi en Italie, pour la région Île-de-France également. Tous ces documents ont commencé à être publiés, on a donc des éléments tout à fait précis, on a même les âges.

M. LAVRARD. - Les implantations géographiques aussi.

M. Robert FAVREAU. - Les implantations géographiques on les a de façon assez précise, on peut faire des cartes, ce n’est pas très difficile, j’aurais pu produire une carte pour l’Aquitaine, de la Bretagne jusqu’à Bordeaux, je l’ai faite aussi sur le diocèse de Saintes, sur le diocèse d’Angers ainsi que sur le diocèse de Poitiers.

Ce qu’on ne sait pas toujours dans ces cartes, c’est quelles sont les maisons qui à l’origine étaient du Temple, car dans l’enquête de 1373 parfois il est indiqué quand c’est d’origine templière, parfois non. Parfois des documents antérieurs à 1307 l’indiquent mais quand on n’a pas d’autres documents antérieurs à 1307 on peut avoir des hésitations sur l’origine templière.

17ème question : Comment se fait-il que Bernard de Clairvaux n’ait pas pris une position un petit peu plus forte vis-à-vis de l’arrestation des templiers ? C’est étonnant.

M. Robert FAVREAU. - Bernard de Clairvaux intervient au début de l’Ordre du Temple mais il est mort en 1153, donc de toute façon il ne pouvait pas avoir d’idée sur eux en 1307 ni non plus ne pouvait avoir l’idée de déviations intervenues dans l’Ordre, parce que cet ordre était trop neuf à ce moment là.

M. LAVRARD. - Je crois que nous allons arrêter là les questions sinon nous allons prendre du retard sur l’horaire. (applaudissements)