L’OFFICE DE LA TRINITÉ ET DE LA TRANSFIGURATION - MANUSCRIT DU SAINT SÉPULCRE DE JÉRUSALEM



M. Marcel PÉRÈS. - Mon intervention portera sur les différents plains-chants latins, occidentaux, et plus particulièrement sur le chant français, parce qu’en fait quand on parle des Templiers on est dans un contexte à forte dominante française. On est d’abord dans le contexte du Saint Sépulcre, parce que les premières années de l’Ordre ont germé, ont pris racine, se sont consolidées, leur spiritualité s’est formée au contact d’une présence quotidienne autour du Saint Sépulcre.

La liturgie du Saint Sépulcre à cette époque là était complètement enracinée dans les traditions liturgiques franques, ce sont les Francs qui ont organisé la liturgie au Saint Sépulcre, dès le début du XIIème siècle, et puis cette manière de chanter que les français avaient développée à cette époque a eu une incidence et une influence très forte sur ce qui va se passer en Europe Occidentale un peu plus tard au XIIIème et au XIVème siècles.

Pour comprendre comment interpréter cette musique du XIIème siècle il faut à la fois regarder en amont, avec ce que nous pouvons glaner comme informations sur les Xème et XIème siècles, et puis en aval avec ce que nous apprennent également les sources du XIIIème siècle parce que dans ce monde liturgique médiéval il n’y a pas vraiment de cassure, il y a toujours une continuité. Même lorsque les choses se transforment c’est toujours une transformation organique, sauf dans certains cas où il y a une volonté délibérée, une tradition. Ce fut le cas par exemple à Bénévant, à la fin du XIème siècle ou encore à Rome au XIIIème siècle lorsque les Franciscains ont pris le pouvoir à la chapelle pontificale et qu’ils ont extirpé les anciennes traditions romaines, qui remontaient à l’antiquité tardive.

À part cela, dans le contexte des liturgies romano-franques, dans la manière dont va s’organiser la transmission, la conceptualisation de la musique, dans le contexte français des XIème, XIIème et XIIIème siècles, il y a vraiment une continuité.

D’abord de quelles sources disposons-nous pour avoir une idée de ce contexte musical dans lequel évoluaient les Templiers ? Il ne nous reste malheureusement pas de manuscrits notés musicalement qui auraient appartenu directement à des églises sous la juridiction des Templiers, mais nous avons une source précieuse qui est le manuscrit dit « du Saint Sépulcre », du XIIème siècle, manuscrit que nous avons utilisé pour ce travail.

C’est un manuscrit extrêmement intéressant parce que d’une part c’est un des plus vieux manuscrits qui utilise une forme de notation, appelée « notation carrée », qui ressemble à ce que tout le monde ici a déjà vu dans les livres de Chant Grégorien, notation carrée qui va être utilisée en Occident jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs mais qui prend forme dans les milieux français, et même on pourrait dire dans les milieux parisiens, dans la deuxième moitié du XIIème siècle.

 Il est nécessaire de se replacer à l'époque où Jérusalem est reprise par Saladin en 1187, donc à la fin du XIIème siècle, c’est la débâcle. Ce manuscrit qui vient du Saint Sépulcre a dû être écrit entre 1150 et 1180, donc on est vraiment au moment où dans ces milieux français on essaye de mettre au point un nouveau type de notation qui dérive tout à fait de la notation française antérieure, la notation française neumatique, mais qui offre des fonctionnalités nouvelles.

Ces fonctionnalités nouvelles sont liées aussi à une nouvelle manière de structurer l’acte du chant dans la liturgie et nous allons voir que dans la deuxième moitié du XIIème siècle, plus précisément dans le dernier quart du XIIème siècle, va se développer dans ce milieu français l’habitude de chanter autour d’un lutrin. On en a les premiers témoignages à la fin du XIIème et cette manière de chanter va se répandre assez rapidement dans toute l’Europe Occidentale. Elle deviendra d’ailleurs la norme, on chantera autour du lutrin jusqu’au début du XXème siècle, jusqu’aux réformes de Pie X en 1903, où le lutrin va disparaître et va être remplacé par ces petits livres de chants, que peut-être ceux qui ont connu les liturgies d’avant le concile ont vus, qu’on appelait les paroissiens romains. Ces « liber usualis » sont des petits livres qui contiennent les chants de la messe, chaque chanteur a son livre, mais auparavant et depuis la fin du XIIème siècle on chantait groupés autour d’un lutrin et sur un grand livre. Cette évolution a pu exister grâce à cette notation carrée que les Francs ont mise au point justement un peu après le milieu du XIIème siècle.

Ce manuscrit du Saint Sépulcre est très précieux pour cette première raison parce que là nous pouvons observer le premier état de la notation carrée. Cette notation carrée dans son premier état a encore beaucoup de caractéristiques de l’ancienne notation neumatique.

Voici quelques explications pour comprendre la différence fondamentale entre les anciennes notations neumatiques et la notation carrée telle qu’elle va se stabiliser dès le début du XIIIème siècle. Dans la notation neumatique ancienne nous sommes en présence de notations que l’on qualifie d’iconiques, c’est-à-dire que ce sont des signes imageant le son, l’image d'un geste vocal. Concernant les notations carrées qui vont prendre leur forme, se stabiliser au début du XIIIème siècle, nous sommes en présence d'un autre type de notation qu’on appelle notation symbolique, c’est-à-dire que la forme elle-même n’a qu’un lointain rapport avec le geste vocal lui-même.

En revanche, pour décrypter ce que signifie ce signe, vous devez avoir la clé, la clé d’interprétation ; c’est le principe de tout symbole, pour le comprendre il faut connaître la solution et lorsqu’on la connaît on arrive à construire un discours, à faire des liens entre les différents éléments et en suivant ce parcours des signes, accéder au sens.

La notation en carré va dès le milieu du XIIIème siècle s’installer pleinement dans cette fonctionnalité symbolique. ceci explique d’ailleurs qu’à posteriori, quand à la fin du XIVème ou au début du XXème siècles les catholiques ont voulu réformer, réinvestir cette notation carrée, avec les réformes de Solesmes par exemple, officialisées par Pie X dans son « motu proprio » de 1903, on s’est retrouvé dans un contexte antérieur, un contexte très polémique, parce que les catholiques ne savaient plus vraiment comment interpréter ces signes là. Cette incertitude perdure aujourd’hui d’ailleurs et les catholiques sont toujours aussi perdus dans cette manière d’interpréter les signes. Il y a beaucoup d’écoles différentes, de propositions, et l’unanimité est loin d’être constituée. En effet, cette notation est symbolique, c’est-à-dire que pour la décrypter il faut y projeter une grille de lecture.

Mais cette grille de lecture n’est pas unique et c’est ce qui a désorienté les commentateurs du XIXème siècle. Lorsque l’on a commencé à réfléchir sur ces notations médiévales, les musiciens du XIXème siècle avaient une approche conditionnée par le solfège de leur époque —on est toujours conditionné par sa culture d’origine— Pour le solfège du XIXème siècle un signe donné a une signification particulière et on n’imaginait pas qu’un même signe puisse avoir plusieurs significations et même parfois avoir des significations qui sont en contradiction avec son appellation.

Je m’explique : nous savons par des auteurs du XIIIème siècle que par exemple dans la notation carrée vous avez trois signes de base, vous avez la note carrée qu’on appelle la notre brève, la note carrée qui est posée sur un des angles, donc qui devient un losange, qu’on appelle la semi-brève, et puis la note carrée avec un trait sur un côté qu’on appelle la longue. Donc on se dit que c’est simple, on a compris, il y a des longues, des brèves et des semi-brèves. Non ! Ce n’est pas si simple parce que dans certains cas la longue peut être une brève, dans d’autres cas la brève peut être une longue, dans d’autres cas encore la semi-brève peut être lue comme une longue, la semi-brève peut être lue comme une brève, la brève peut avoir la fonction d’une semi-brève… alors on ne comprend plus rien et au XIXème siècle on s’est dit que ces gens là racontaient n’importe quoi.

D’ailleurs quand un historien ne comprend pas un texte, la première chose qu’il dit c’est que le texte est corrompu. C’est bien pratique, c’est corrompu, l’affaire est classée et personnellement j’ai passé une vingtaine d’années à étudier de tels textes dits corrompus en me disant que peut-être il y avait un sens et qu’en tous cas certains de ces textes avaient été lus et même avaient été enseignés pendant plusieurs siècles, à la Sorbonne même. Je me suis donc dit que s’ils avaient été enseignés c’est qu’il y avait un sens ; à nous de le trouver. Cela m'a pris pas mal de temps et petit à petit, en collationnant différentes informations, j'ai réussi à avoir une idée de ce sens.

Vous allez entendre ce soir le Chant des Templiers. Tout d’abord il n’y a pas de mystère, c’est de la liturgie romano-franque, en gros on peut dire que c’est du grégorien. D’ailleurs dans la bibliographie sur les Templiers, qui est surabondante, vous ne verrez que très peu de chose sur la liturgie des Templiers, il y a beaucoup de choses sur les rites secrets des Templiers, les rites initiatiques, mais pas sur la liturgie, ce qu’ils chantaient tous les jours.

Évidemment tous les Templiers n’étaient pas chantres, n’étaient pas chapelains, mais tous étaient réunis quand même autour d’un clergé qui assurait les offices, en tous cas les Templiers eux-mêmes, tel que c’est énoncé dans leur première règle, devaient participer aux offices.

Il faut voir aussi qu’à cette époque là, au Moyen-Âge, nous sommes dans des sociétés chantantes, vous en avez encore un exemple aujourd’hui quand vous allez en Géorgie par exemple, où tout le monde chante, il y a des chants pour manger, pour l’apéritif, pour le digestif, pour saluer le cuisinier, quand les gens travaillent… les gens chantent, tout le monde chante.

Les chants religieux étaient très utilisés, contrairement à ce qu’on a tendance à dire chez les catholiques aujourd’hui —surtout après Vatican II— on dit que les gens ne comprenaient rien aux chants, aux chants en latin, c’est complètement faux en tous cas pour ce Moyen-Âge, les gens avaient en commun un patrimoine de chants que l’on interprétait pour beaucoup de circonstances. En dehors même de la liturgie, on reprenait des antiennes qui étaient des antiennes de Vêpres ou de Matines, ou des répons qui servaient à des dévotions particulières, ce répertoire était donc assez répandu.

Par exemple, c’était un usage non seulement chez les Templiers mais dans toutes les armées chrétiennes, quand on partait, on se mettait en ordre de bataille et on chantait toujours un Kyrie. Ce sont de vieilles traditions, le chant du Kyrie remonte à l’antiquité, on sait que quand l’empereur grec ou byzantin arrivait à Rome —on a des textes très explicites là-dessus— on chantait un Kyrie lors de son entrée, il y avait toujours cette connotation d’entrée royale dans le Kyrie.

On chantait des psaumes aussi pendant les batailles. Dans la relation de la bataille de Bouvines le commentateur s’émerveille devant cette harmonie terrifiante qui est constituée par le chant des trompettes et les psaumes des chantres derrière le roi, en armure, allant à la bataille. On chantait également des psaumes le jour du sacre lorsque le roi rentrait dans l’église.

Tout cela faisait partie d’un patrimoine commun. Le Templier de base le connaissait, même si peut-être il n’avait pas une voix aussi raffinée qu’un chantre de Notre-Dame de Paris, il connaissait ces chants qui le fortifiaient. Quand on travaillait on chantait des psaumes également.

Ce manuscrit du Saint Sépulcre est non seulement intéressant par la notation, mais aussi par quelques pièces originales, que l’on ne trouve pas dans d’autres sources. Son intérêt ne réside non pas tellement dans l'ensemble du répertoire parce qu’en gros c’est du chant grégorien que l’on trouve dans d’autres sources, c’est par contre une des plus anciennes de ces sources. De plus il comporte certaines caractéristiques qui, en l’état de nos connaissances actuelles, sont uniques.

Par exemple le Grand Salve Regina, que les moines chantent toujours tous les soirs à la fin de l’office des Complies se trouve dans ce manuscrit mais avec des versets originaux. On ne connaît que ce manuscrit où figurent ces versets. Donc on est encore une fois tout à fait dans ce contexte français, même parisien, de la deuxième moitié du XIIème siècle qui va connaître ses grandes heures de gloire fin XIIème et début XIIIème siècles, avec cette école de chant qu’on a qualifiée plus tard d' « École de Notre-Dame de Paris ». A cette époque là Notre-Dame n’existait pas encore, c’était Saint Etienne la cathédrale de Paris mais ce qui a reçu cette dénomination « École Notre-Dame » est tout à fait dans la continuité de ce que l’on chantait à la cathédrale Saint Etienne de Paris.

En quelques mots maintenant, comment caractériser le style français de cette époque ?

Premièrement c’est un chant qui est dans la grande tradition carolingienne. Cette tradition carolingienne, est celle de Pépin le Bref et Charlemagne qui ont voulu, pour signifier leur allégeance à Rome et surtout le lien profond qui unissait la papauté et l’empire, que dans l’empire on pratique la liturgie romaine, c’est-à-dire le chant de Rome. Il y a eu un effort colossal des carolingiens pour intégrer, assimiler le chant de Rome et naturellement les choses ne se sont pas faites facilement, il a fallu créer les outils pour apporter ce chant de Rome et une des plus belles conséquences de cette volonté a été l’invention de la notation musicale, c’est par le medium de la notation musicale que l’on a pu répandre ce chant.

Il faut savoir que cette notation musicale ne s’est pas faite en un jour, il y a eu un effort continu depuis le IXème siècle jusqu’au XIIIème siècle pour arriver progressivement à conquérir les différents paramètres nécessaires pour transmettre une mélodie. Ces différents paramètres sont d’abord l’identification de la grammaire musicale dans laquelle se déploie un chant, c’est ce qu’on appelle un mode, vous avez entendu parler du mode de ré, du mode de mi, du mode de fa. Le premier travail des carolingiens a été de discerner les différents modes auxquels appartiennent les chants liturgiques.

Autour de l’an 900 on voit apparaître les premiers livres qu’on appelle des tonaires, ce sont des livres où les pièces ne sont pas classées dans l’ordre liturgique mais par tons. Vous avez les pièces du 1er ton, du 2ème ton, du 3ème ton et du 4ème ton. Cette division en quatre tons vient de la théorie grecque. Vous voyez cette première filiation continue entre ce chant de Rome et celui de l’antiquité tardive, il s’inscrit déjà dans un fond gréco-latin très puissant, très fertile. Il ne faut pas croire qu’à ces époques il y ait une antinomie, quelque chose de différent, entre la culture grecque et la culture latine, depuis déjà deux ou trois siècles avant Jésus-Christ la culture latine et la culture grecque vivaient en symbiose.

Le dernier grand théoricien romain de la musique, Boèce, assassiné au début du VIème siècle par Théodoric, le roi goth, écrivit un livre sur la théorie musicale. Ce n’est pas une théorie de la musique latine, mais une théorie grecque. C’est ce Traité de Boèce qui sera enseigné pendant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIème siècle encore comme la base de l’approche spéculative et théorique de la musique. Donc on est dans ce monde gréco-latin et on voit très bien que la première chose que font les carolingiens est de discerner ce continuum du son, ce langage musical, grâce à une grammaire qui est une grammaire musicale grecque.

À Rome encore jusqu’au XIIIème siècle on chante des pièces de chant grecques. Il y a ce fond commun avec ce qui va donner plus tard le chant byzantin, puis les autres répertoires comme le répertoire arménien par exemple.

Il y a également tout un fonds qui vient du fonds gallican. Les liturgies gallicanes étaient antérieures à cette réforme carolingienne, elles aussi ont un enracinement profond en Orient, dans le Proche-Orient et on trouve dans la bonne vieille liturgie gallicane beaucoup de points communs avec les liturgies syriaques ce qui n’est pas étonnant parce qu’il y a eu aux VIème  et VIIème siècles un fort courant de missionnaires qui venaient de Palestine et qui ont évangélisé la Gaule ; Paris a eu un évêque syrien, Rouen également, ce mouvement est encore présent aux VIème  et VIIème siècles. Notre religion vient du Proche-Orient, il est donc évident qu'elle véhicule une culture qui vient de là-bas.

Là encore il ne faut pas croire que c’est une couche étrangère rajoutée sur un milieu préexistant. Déjà l’Empire romain véhiculait ces cultures. En fait ce sont plutôt les Germains, les Francs et toutes ces peuplades qui se sont installées dans l’ancienne Gaule romaine qui assimilent ces cultures parce que, pour eux, elles sont un facteur de civilisation. c’est un moyen de s’intégrer dans un mouvement de civilisation auquel ils veulent participer.

Dans la musique au XIème siècle tous ces éléments sont toujours présents. Au XIème siècle un élément nouveau arrive dans cette conquête de la notation musicale : on va mettre au point des outils pour discerner les intervalles de la musique. On pourra parler de seconde, de tierce, de quarte, de quinte. il faut attendre le début du XIème siècle pour que les hommes soient capables de discerner les intervalles musicaux.

On voit apparaître les premières notations alphabétiques autour de l’an 1000 et puis au début du XIèmesiècle Guy d’Arrezzo va avoir l’idée de tracer une ligne qui indique l'intervalle d'un demi-ton dans l’échelle des sons ; ensuite on va tracer une ligne peinte, les autres lignes à la pointe sèche, c’est-à-dire avec un poinçon mais sans encre, on tire un trait sur le parchemin, cela crée un sillon. Cela fait des notations très belles, elles sont très fluides, très aériennes, puisque vous avez simplement une ligne qui est tracée et que le reste est à la pointe sèche. Ce sont ces notations qui se développent au cours du XIème siècle.

Ensuite il faudra attendre le XIIIème siècle pour que l’on ait des systèmes de notation qui permettent d’indiquer la durée des sons. Auparavant, au XIIème siècle, on est dans une période intermédiaire, c’est le cas de ce manuscrit du Saint Sépulcre que nous allons chanter ce soir. La notation n’indique pas directement les durées des sons. Alors pour comprendre, pour réaliser comment s’organise le rythme, il faut avoir recours à d’autres paramètres.

Le premier de ces paramètres est la scansion. Il y a deux sortes de scansion, la première est la scansion du texte lui-même. Considérons d'abord des pièces syllabiques, le latin lui-même est scandé selon ce qu’on appelait des modes rythmiques. « Modus » en latin est un mot passe-partout mais le premier sens de « modus » est la mesure, mesure qui s’applique aussi bien aux intervalles, qu’aux temps, aux proportions et ce qu’on appelait le mode rythmique était cette manière de proportionner le texte.

Dans la poésie latine vous avez six modes rythmiques de base, 1° longue-brève, 2° brève-longue, 3° longue-brève-brève, ou 4° l’inverse brève-brève-longue, ou encore 5° longue-longue-longue, et puis 6° brève-brève-brève. Les modes rythmiques proviennent de la scansion des textes latins. Un traité de saint Augustin sur la musique explique cela dans une première partie malheureusement limitée. Il explique cette connivence entre le rythme du verbe et le rythme de la musique qui épouse le rythme du verbe. Saint Augustin devait écrire une deuxième partie sur les modes et les intervalles, malheureusement il est mort avant de l'avoir réalisée et personne ne sait ce qu’il voulait écrire.

Viennent alors l'ensemble des éléments qui relèvent du domaine de la rhétorique, c’est-à-dire la manière dont on va construire le discours. Là on est dans la macrostructure du discours. Il faut réaliser des périodes, déterminer des blocs, donc des ruptures que l’on va faire dans le discours, une manière de s’arrêter sur un mot, sur une syllabe, de faire un silence avant de recommencer la phrase, tout ce qui éveille l’attention de l’auditeur et qui dans la musique a naturellement une importance fondamentale.

Et puis vous avez un autre élément qui va synthétiser l'ensemble, c’est ce qu’on appelait en latin le tripudium. Le tripudium est une scansion du discours musical mais qui n’est pas simplement une battue musicale, comme le ferait aujourd’hui un chef d’orchestre, c’est un mouvement du corps, un balancement du corps.

Tous ces éléments, à la fois la prosodie, la rhétorique, la grammaire musicale vont faire que certaines notes auront plus d’importance que d’autres dans l’évolution du discours. Elles seront synthétisées par un mouvement qui est un balancement du corps consistant à faire passer le centre de gravité du corps d’une jambe sur l’autre.

Cette façon de chanter s'observe encore aujourd’hui dans de nombreuses musiques traditionnelles. Dans les confréries soufi musulmanes par exemple, cette façon de chanter est tout à fait courante. On la rencontre aussi chez les coptes, chez les syriaques, chez les juifs quand ils lisent les textes sacrés, vous voyez ce balancement du corps qui crée un mouvement et qui permet une synthèse, une synthèse temporelle.

Le discours part d’un sens originel, un sens totalement abstrait, invisible, immatériel. Ce sens s’incarne au travers de mots, ces mots ont eux-mêmes leur rythme propre et ces mots qui sont des sons s’organisent dans une scansion. Cette scansion elle-même a besoin d’un véhicule qui est celui de la voix projetée. La voix proclamée dans le chant est la première des manifestations, la plus efficiente, mais cette proclamation est synthétisée par la scansion et ce n’est qu'alors que cette synthèse peut parvenir jusqu’à l’oreille de l’auditeur et le toucher. L’auditeur lui même doit refaire tout ce parcours pour accéder au sens. Tout le travail est là, il est perfecté —« perficere » : construire en passant au travers de la matière— cette immersion dans la matière va permettre d’accéder au sens et à la « perfectio » telle que devaient la pratiquer les chantres.


Je vais m’arrêter là et nous allons passer aux travaux pratiques. (applaudissements)

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Pour revivre l'intensité de ce moment privilégié, vous pouvez vous procurer le CD album Marcel Pérès, Ensemble Organum

« Le Chant des Templiers »


 Manuscrit du Saint Sépulcre de Jérusalem du 12ème siècle conservé au Château de Chantilly. 

 

M. Marcel Pérès
M. Marcel Pérès
Ensemble Organum
Ensemble Organum