La voie pour la connoissance des règnes des rois



 

Date approximative : 1400

Précision sur le titre : Essulouk li mariset il duvel il Mulouk

Auteur : Ahmad Al-Makrizi (Taqi al-Din Ahmad ibn 'Ali ibn 'Abd al-Qadir ibn Muhammad al-Makrizi).

Edition utilisée : « Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France » Tome III Petitot 1824 Page 3 et suivantes.

 

 

     Al Maqrizi, historien Egyptien, est né en 1364 au Caire et y est mort en 1442. Son œuvre traite de l’histoire Egyptienne depuis le VIIème siècle jusqu’à sa période contemporaine. Il est Sunnite de l’école Chaféiste bien qu’issu d’une famille Libanaise. Il s’interresse plus particulièrement à la dynastie Fatimide et au rôle des Mamelouks dans l’histoire Egyptienne. Ses écrits sont avant tout des compilations qui ne citent pas leurs sources.

 

      Son œuvre est considérable et estimée à 200 volumes dont une « Description topographique et historique de l’Egypte » en 2 volumes édités en français par Urbain Bourian en 1854 ; une « Histoire des Fatimides » Leipzig 1828 ; une « Histoire des Ayyubides et les règles Mameloukes » en français par E. Quatremère Paris 1837-1845 ; une encyclopédie de biographies Egyptiennes appelée Mukaffa et une autre histoire Egyptienne prévue en 80 volumes mais Maqrizi s’est arrêté au 16ème. L’extrait ci-joint est tiré d’un livre indépendant de cet ensemble traitant plus spécialement de l’histoire Mamelouke de l’Egypte et écrit vers 1400.

 

 

Nous disposons avec Makrizi (ou Maqrisi) d’un texte clair et circonstantié sur les évènements quoique ne citant ni les Templiers ni Guillaume de Sonnac.

  

L’année 645 [1247], le sultan revint en Egypte, et passa par Ramlé. Il lui survint un abcès qui se changea en fistule ; malgré cet accident il continua sa route, et arriva au Caire. De nouveaux troubles survenus en Syrie le rappelèrent dans cette province : mais ayant appris à Damas que les Français se préparaient à venir attaquer l’Egypte, il aima mieux défendre en personne ses Etats. Malgré les douleurs violentes qu’il souffrait, il monta en litière, et arriva à Achmoum-Tanah au commencement de l’année 647 [avril 1249]. Comme il ne doutait point que la ville de Damiette ne fût la première attaquée, il tâcha de la mettre en état de défense ; il fit des amas de vivres, d’armes et de munitions de toutes espèce ; l’émir Fakreddin eut l’ordre de marcher du côté de cette ville pour empêcher la descente des ennemis. Fakreddin campa au Gizé de Damiette ; le Nil etait entre cette ville et son camp.

 

Cependant la maladie du Sultan empirait, et il fit publier que ceux à qui il était dû quelque chose eussent à se présenter à son trésor, et qu’ils seraient payés.

 

Le vendredi 21 de la lune de Sefer de l’an de l’hégire 647 [vendredi 4 juin 1249], la flotte des Français arriva à deux heures de jour : elle était chargée d’une multitude innombrable de troupes commandées par Louis, roi de France. Les Francs, qui étaient les maîtres des Etats de la Syrie, s’étaient joints aux Français. Toute la flotte mouilla à la plage vis-à-vis le camp de Fakreddin.

 

… échange de lettres entre Saint Louis et le Sultan…

 

Le samedi, les français firent leur descente à la même plage où était assis le camp de Fakreddin : ils dressèrent une tente rouge pour leur roi. Les Musulmans firent quelques mouvements pour les empêcher de mettre pied à terre : l’émir Nedjm-Eddin et l’émir Sarimeddin furent tués dans ces escarmouches.

 

A l’entrée de la nuit l’émir Fakreddin décampa avec toute son armée, et passa sur le pont qui conduit à la rive orientale du Nil, où se trouve située Damiette ; il prit la route d’Achmoum-Tanah : par cette marche les Français se trouvèrent les maîtres de la rive occidentale du fleuve.

 

Rien ne peut représenter la désolation des habitants de Damiette, quand ils virent l’émir Fakreddin s’éloigner de leur ville et les abandonner à la fureur des Chrétiens ; ils n’osèrent attendre l’ennemi, et se retirèrent avec précipitation pendant la nuit. La conduite du général musulman était d’autant moins excusable que la garnison était nombreuse et composée des plus braves de la tribu de Beni-Kénané, et que Damiette était plus en état de résister que quand elle fut assiégée par les Francs sous le règne du sultan Elmelikul-Kamil. Cependant, quoique la peste et la famine affligeassent pour lors cette ville, les Francs n’avaient pu s’en rendre maîtres qu’après seize mois de siège.

 

Le dimanche matin [6 juin 1249], les Français se présentèrent devant la ville. Etonnés de ne voir paraître personne, ils craignirent quelque surprise ; mais, bientôt instruits des la fuite des habitants, ils se rendirent maîtres sans coup férir de cette importante place, et de toutes les munitions qui s’y trouvaient.

 

A la nouvelle de la prise de Damiette par les Français, la consternation fut générale dans le Caire ; on songeait avec douleur combien cette crise devait augmenter leurs forces et leur courage ; les ennemis avaient vu fuir lâchement devant eux l’armée musulmane, et ils se trouvaient les maîtres d’une quantité innombrable d’armes de toute espèce, de munitions de guerre et de bouche. La maladie du sultan, qui devenait de plus en plus considérable, et qui l’empêchait d’agir en des circonstances aussi critiques, mettait le comble au désespoir des Egyptiens. Personne ne doutait que le royaume ne devint bientôt la conquête des Chrétiens.

 

Le sultan, indigné de la lâcheté de la garnison, condamna cinquante des principaux officiers à être étranglés. En vain voulurent-ils alléguer pour leur défense la retraite de l’émir Fakreddin : le Sultan leur dit qu’ils méritaient la mort pour avoir quitté Damiette sans ses ordres. Un des officiers, condamné à périr avec son fils qui était un jeune homme d’une rare beauté, demanda à être exécuté avant lui. Le Sultan lui refusa cette grace, et le père eut la douleur de voir expirer son fils sous ses yeux.

 

Après cette exécution, le Sultan se tourna du coté de l’émir Fakreddin ; « Quelle résistance avez-vous faite, lui dit-il d’un air irrité, et quels combats avez-vous livrés ? Vous n’avez pu tenir une heure devant les Francs ? Il fallait plus de fermeté et de courage. » Les officiers de l’armée craignirent pour Fakreddin la colère du Sultan ; ils firent comprendre à l’émir, par leurs gestes, qu’ils etaient prêts à massacrer leur souverain. Fakreddin leur refusa son consentement ; il leur dit ensuite que le Sultan pouvait tout au plus vivre encore quelques jours ; que si ce prince voulait les inquiéter, ils seraient toujours les maîtres de s’en défaire.

 

Nedjm-Eddin, malgré le triste état où il se trouvait,ordonna son départ pour Mansoura. Il monta dans son bâteau de guerre, et arriva le mercredi 25 de la lune de Sefer [9 juin 1249]. Il mit cette ville en état de défense, et toute l’armée était occupée à ce travail : les bateaux que ce prince avait commandés avant son départ arrivèrent chargés de soldats et de munitions de toute espèce ; Tous ceux qui étaient en état de porter les armes venaient se ranger sous ses étendards ; les Arabes surtout s’y rendirent en grand nombre.

 

Dans le même temps que le Sultan faisait tous ces préparatifs, les Français ajoutaient de nouvelles fortifications à Damiette, et y mettaient une nombreuse garnison.

 

Le lundi dernier jour de la lune de Rebiul-ewel [lundi 12 juillet 1249], l’on conduisit au Caire trente six prisonniers chrétiens, de ceux qui gardaient le camp contre les courses Arabes, parmi lesquels il y avait deux cavaliers. Le 5 de la même lune, on y en avait conduit trente sept ; le 7, vingt deux, et le 16 [20,22 et 30 juin], quarante cinq, parmi lesquels il y avait trois cavaliers.

 

… prise de Saïda…

 

On faisait presque tous les jours des prisonniers sur les Français : l’on en conduisit cinquante, le 18 de la lune de Diemazilewel [29 août 1249].

 

La maladie du Sultan allait toujours en empirant, et les médecins désespéraient absolument de sa guérison ; il était attaqué en même temps d’une fistule et d’un ulcère au poumon. Il expira enfin la nuit du lundi, le 15 de la lune de Chaban [lundi 22 novembre], après avoir désigné pour son successeur son fils Touran-Chah. Nedjm-Eddin était âgé de quarante quatre ans, et en avait régné dix : ce fut lui qui institua la milice des Esclaves ou Mamelucs baharites, ainsi appelés parce qu’ils étaient logés dans le château que ce prince avait fait bâtir dans l’ile de Raoudah vis-à-vis le vieux Caire. Cette milice, par la suite, s’empara du trône de l’Egypte.

 

Dès qu’il eut expiré, la sultane Chegeret-Eddur son épouse fit venir le général Fakreddin et l’eunuque Diemaleddin : elle leur fit part de la mort du Sultan, et les pria de vouloir bien l’aider à supporter le poids du gouvernement dans un temps aussi difficile. Tous trois résolurent de tenir secrète la mort du Sultan, et d’agir en son nom, comme s’il eut été vivant. Cette mort ne devait être publique qu’après l’arrivée de Touran-Chah, à qui l’on expédia courriers sur courriers.

 

Malgré ces précautions, les Français furent instruits de la mort du Sultan. Leur armée quitta les plaines de Damiette, et vint camper à Fariskour ; des bateaux chargés de munitions de guerre et de provisions de bouche remontaient le Nil, et entretenaient l’abondance dans leur armée.

 

L’émir Fakreddin envoya une lettre au Caire pour instruire les habitants de l’approche des Français, et les exhorter à sacrifier leurs biens et leur vie pour la défense de la patrie. Cette lettre fut lue dans la chaire de la grande mosquée, et le peuple n’y répondit que par des sanglots et des gémissements. Tout était dans le trouble et la confusion : la mort du Sultan, dont l’on se doutait, augmentait encore la consternation ; les plus lâches songeaient à quitter une ville qu’ils croyaient hors d’état de résister aux français : les plus courageux, au contraire, marchaient du côté de Mansoura pour joindre l’armée musulmane.

 

Le mardi 1er jour de la lune de Ramadan [mardi 7 décembre 1249], il y eut quelques légères escarmouches entre différents corps de troupes des deux armées. Cela n’empêcha pas l’armée Française de camper à Charmesah ; le lundi d’ensuite 7me de la même lune [13 décembre 1249], elle vint à Bermoun.

 

Le dimanche 13me jour de la même lune [19 décembre], l’armée chrétienne parut devant la ville de Mansoura ; le bras d’Achmoum était entre eux et le camp des Egyptiens. Nasir-Daoud, prince de Karak, était à la rive occidentale du Nil avec quelques troupes. Les Français tracèrent leur camp, l’entourèrent d’une palissade ; ils dressèrent ensuite leurs machines pour jeter des pierres sur l’armée des Egyptiens ; leur flotte arriva dans le même temps, et l’on se battait sur la terre et sur l’eau.

 

Le mercredi 15me jour de la même lune [mercredi 22 décembre], six transfuges passèrent au camp des Musulmans, et les instruisirent que l’armée française commençait à manquer de vivres.

 

Le jour du baïram [jeudi 6 janvier 1250] l’on fit prisonnier un seigneur, parent du roi de France. Il ne se passait point de jour qu’il n’y eût quelques rencontres entre les deux partis, et les succès étaient variés ; les Musulmans tâchaient surtout de faire des prisonniers pour être instruits de l’état de l’armée ennemie, et usaient pour cela de toutes sortes de stratagèmes. Il y eut un soldat du Caire qui s’avisa de mettre sa tête dans un melon d’eau dont il avait creusé l’intérieur, et de s’approcher ainsi en nageant du camp des Français ; un soldat chrétien, ne soupçonnant point la ruse, se jette dans le Nil pour prendre le melon : alors l’Egyptien, qui était un fort nageur, l’entraîne et le conduit à son général.

 

Le mercredi 7me jour de la lune de Chewal [mercredi 12 janvier 1250], les Musulmans s’emparèrent d’un gros bateau su lequel il y avait cent soldats commandés par un officier de considération. Le jeudi suivant, 15me de la même lune, les français sortirent de leur camp, et toute leur cavalerie s’ébranla : l’on fit défiler des troupes ; il y eut une légère escarmouche, et du côté Français il resta sur la place quarante chevaliers avec leurs chevaux.

 

Le vendredi [14 janvier], l’on conduisit au Caire soixante sept prisonniers, parmi lesquels il y avait trois seigneurs distingués. Le jeudi 22me de la même lune [jeudi 27], un grand bateau des Français prit feu : ce qui fut regardé comme un heureux présage par les Musulmans.

 

Des traîtres ayant montré aux Français le gué du canal d’Achmoum, quatorze cents cavaliers le traversèrent, et tombèrent à l’improviste sur le camp des Musulmans, un mardi 5me jour de la lune de Zilkadé [mardi 8 février 1250] ; ils avaient à leur tête le frère du roi de France. L’émir Fakreddin etait pour lors au bain ; il sortit avec précipitation, et monta sur un cheval sans bride et sans selle, suivi seulement de quelques esclaves. Les ennemis l’attaquèrent de tous cotés ; ses esclaves l’abandonnèrent lâchement, et il se trouva seul au milieu des Français ; en vain il voulut se défendre, il tomba percé de coups. Les Français après la mort de Fakreddin se retirèrent à Djédilé ; toute leur cavalerie vint ensuite se présenter devant Mansoura, et ayant renversé une des portes elle entra dans la ville. Les Musulmans prirent la fuite à droite et à gauche ; le roi de France avait déjà pénétré jusqu’au palais du Sultan, et la victoire semblait se déclarer pour lui, lorsque les esclaves baharites, conduits par Bibars, vinrent la lui arracher. Ils le chargèrent avec fureur, et l’obligèrent à reculer. L’infanterie française pendant ce temps là s’était avancée pour passer le pont ; si elle avait pu joindre la cavalerie, la défaite de l’armée égyptienne et la perte de la ville de Mansoura était inévitables. La nuit sépara les deux partis. Les Français se retirèrent en désordre à Djélilé, après avoir laissé quinze cents des leurs sur la place ; ils entourèrent leur camp d’une muraille et d’un fossé ; leur armée se trouva séparée en deux corps, dont le moins considérable était campé sur la branche d’Achmoum, et le plus nombreux sur la grande branche du Nil qui passe à Damiette.

 

L’on avait fait partir un pigeon pour le Caire, dans l’instant que les Français avaient surpris le camp de Fakreddin ; et il avait sous son aile un billet qui apprenait ce malheur aux habitants. Cette triste nouvelle avait causé dans la ville une consternation générale, que les fuyards avaient augmentée ; les portes du Caire étaient restées ouvertes toute la nuit pour les recevoir. Un second pigeon, porteur de la nouvelle de la victoire remportée sur les Français, remit le calme dans la ville ; la joie succéda à la tristesse : chacun se félicitait de cet heureux évènement, et l’on fit des réjouissances publiques.

 

Dès que Touran-Chah eut appris la mort de son père Nedjm-Eddin, il partit de Husn Keifa (Diarbekir) : ce fut le 15 de la lune de Ramadan qu’il quitta cette ville, suivi seulement de cinquante cavaliers ; il arriva à Damas vers la fin de la même lune. Après avoir reçu l’hommage de tous les gouverneurs des villes de Syrie, il en partit le 27me jour de la lune de Chewal, et prit la route de l’Egypte. La nouvelle de son arrivée releva le courage des Musulmans. La mort de Nedjm-Eddin n’avait pas encore été déclarée publiquement ; le service du Sultan se faisait à l’ordinaire : ses officiers préparaient sa table comme s’il eut été vivant, et tous les ordres étaient donnés en son nom. La Sultane gouvernait l’Etat, et trouvait dans son génie des ressources à tout. Dès qu’elle eut appris l’arrivée de Touran-Chah à Salieh, elle s’y rendit, et se dépouilla de la souveraine puissance pour la lui remettre. Ce prince voulut paraître à la tête des troupes, et prit le chemin de Mansoura, où il arriva le 5me de la lune de Zilkadé [8 février 1250].