Manuscrit dit de Rothelin

 

 

Date approximative : 1261

Précision sur le titre : Continuation de Guillaume de Tyr de 1229 à 1261

Auteur :  Anonyme

Edition utilisée : « Recueil des historiens des croisades occidentaux Tome second » 1859 pages 483 et suivantes.

Edition traduction : « Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France – Lettre de Jean-Pierre Sarrasins, chambellan du roi de France à Nicolas Arrode » Tome I de Michaud et Poujoulat 1836 pages 359 et suivantes.

Fiche Arlima ou CartulR :  Arlima

 

 

     Cette partie de la continuation de Guillaume de Tyr est aussi appelée continuation occidentale et elle diffère sensiblement de la rédaction orientale que nous trouverons dans l’histoire d’Eracles. L’abbé Charles d’Orléans de Rothelin (5/8/1691-17/7/1744), descendant de Dunois, fut un illustre homme d’église, homme de lettres, numismate et théologien. Il a été élu à l’Académie française en 1728. Il a collectionné les livres et les médailles et a écrit « Observations et détails sur la collection des grands et des petits voyages » en 1742. C’est à lui qu’appartenait le manuscrit 2311 ci-dessous et qui a servi à l’édition originale de cette continuation particulièrement riche pour la période qui nous intéresse.

 

     Michaud que nous citons pour la traduction attribue cette partie de la continuation de Guillaume de Tyr à Jean Pierre Sarrasins car la croisade de Saint Louis commence par la citation d’une lettre écrite à Damiette mais ce n’est qu’une simple citation et l’on ne peut attribuer l’ensemble du manuscrit à la lettre de cet auteur. La citation de la lettre de Jean (Pierre ?) Sarrasin commence au chapitre XLIII (page 568) de la continuation dite de Rothelin de Guillaume de Tyr et se termine au chapitre XLV avec une dissertation sur les périls en mer. L’auteur de la préface du second tome des « Recueil des historiens des croisades occidentaux » pense que l’auteur de cette continuation est un Français d’Ile de France plus particulièrement de la région de Soissons, compte tenu des princes cités et de l’orthographe employée.

 

     Voici les manuscrits disponibles de la continuation dite de Rothelin :

  • Rome Vaticane Christ. N° 737 du XIIIème folio 339.
  • Bruxelles, 9045 XIVème folio 342.
  • Bruxelles, 9492-93 XIIIème folio 377.
  • Turin, Athen. LII 17 XIIIème folio 311.
  • Lyon Bibliothèque de l’académie N° 29 copie partielle du XVème folio 289.
  • Paris Bibliothèque Didot XIVème folio 292.
  • Bibliothèque Nationale Paris
    • Le 2311 du supplément Français dit manuscrit de Rothelin car il a appartenu à cet abbé XIVème et sa copie faite pour D. Berthereau n° 2503 du supplément Français (2 volumes) avec une copie du 1467 de Saint Germain des Près aujourd’hui perdu.
    • Le 2503 du supplèment Français (Berthereau) XVIIIème.
    • Le n° 8404 ou 2825 du fond Français de la Bibliothèque Nationale daté début XIVème que Michaud appelle « continuation du manuscrit de Rothelin ». Il sert de base pour la traduction française de Guillaume de Tyr et pour l’édition du « Recueil des historiens des croisades » cité ci-dessous. Folio 310.
    • Le 383 du fonds de la Sorbonne.
    • Le 387 du fonds de la Sorbonne peut être copie du 383 et ayant appartenu à Richelieu. Il a servi au texte officiel de la continuation dite de Rothelin.
    • Copie F. Lavalière à la Bibliothèque impériale du XIVème.
    • 9083 du fond Français XIIIème folio 302.
    • 22495 du fond Français XIVème folio 271.
    • 22497 du fond Français XIVème folio 155.
    • 24209 du fond Français XIVème folio 304. 

 

Da - Au chapitre LXII page 594 - 364 : Coumant li olz de la Chrestienté fu desconfiz trop malement et Damiete fu rendue as Sarrazins la II. foiz.

Quant Damiete fu prise en tele maniere comme nous vous avonz dit devant, li cardonnaux et li roiz de France firent ordener ercevesque en la cité, a la mestre esglyse de la ville, qui avoit esté faite en la mestre Mahommerie. Il i establirent chanoinnes pour faire le servise Nostre Seigneur. Bones rantes et riches leur assena li roiz et a l’arcevesques et aus chanoinnes, et aus Templierz ausint et aus Hospitalierz, et aus frerez de Nostre Dame des Alemenz, et aus freres Meneurz, et aus frerez de Saint Jasquez et aus frerez de la Trinité, et aus autrez que nous ne povonz mie touz nommer. 

 

Il avint adonques einsint comme il s’en aloient par leur petites jornees que lendemain de feste Saint Nicholas au point du jour que li Tur firent I. embuschement et envoierent VI.C. Turz des plus preuz, et des plus hardiz et des miex armez et montez de toute leur ost, qui se ferirent en l’avant-garde de nostre ost, a l’aube du jour, si viguereusement et si asprement que il sembloit bien en leur venir que il deussent nostre ost desconfire. Mes li Templier et li autre de nostre ost, qui estoient en l’avant-garde n’en furent onques esbahi ne espoveri. Hardement les recurent auz tranchanz des espees. Fier poigneiz et aspre i out tant comme il dura. Maiz ne demoura mie gramment que li Tur se desconfirent et s’en fouirent grant aleure verz leur embuschement. De la s’en fouirent tuit ensemble en leur ost. En ce poigneiz trouva l’en CCC. des Turz occis et des Crestianz ne trouva l’en que II. tant seulement.

Quand Damiette eut été prise, ainsi que nous l’avons devant dit, le cardinal et le roi de France firent ordonner un archevêque dans la principale église de la ville, auparavant la grande mosquée. Ils y établirent des chanoines pour faire le service de Notre-Seigneur. Leroi leur assura de bonnes et riches rentes et à l’archevêque et aux chanoines, aux Templiers, aux Hospitaliers, aux frèresTeutoniques, aux frères Mineurs, aux frères de saint Jacques, aux frères de la Trinité, et à d’autres que nous ne pouvons nommer.

 

Il advint tout juste ainsi qu’ils s’en allaient par leurs petites journées, et le lendemain de la fête de saint Nicolas (7 décembre 1249), au point du jour, que les Turcs dressèrent une embuscade, et envoyèrent cinq cents des leurs des plus preux, des plus hardis, des mieux armés et des mieux montés de toute leur armée, lesquels se portèrent à notre avant-garde si vigoureusement, si âprement et si hardiment qu’il semblait qu’ils dussent déconfire toute notre armée. Mais les Templiers ni les autres de nos gens qui étaient à l’avant-garde ne furent oncques ébahis et les reçurent hardiment avec le tranchant de leurs épées. Le choc fut vif et cruel tant qu’il dura ; mais il ne fut pas long : les Turcs furent défaits et s’enfuirent en grande hâte vers le lieu de l’embuscade ; de là, ils s’en allèrent ensemble à leur armée. Dans ce combat il y eut trois cents Turcs occis ; des chrétiens an en trouva que deux seulement.


 

Db - Au chapitre LXIV page 602 - 371 : Coumant li roiz et li Chrestien passerent le flun du Thanis.

 

Landemain fu li jourz d’un karesme prenant ; devant l’aube du jour li roiz et si troiz frere et la plus grant partie de la chevalerie et des autrez genz de nostre ost furent armé et monté et issirent de l’ost leur batailles rangiees et ordenees. Li roiz lessa bones gardez en l’ost pour garder le hernoiz et les genz, qui demouré i estoient a pié et a cheval. Quant li roiz et li autre, qui monté estoient pour passer le flun, furent as chanz forz de l’ost, li roiz coumanda a tres touz communement, et aus haulz et aus bas, que nuz ne fust tant hardiz que il se desroutast, ainz se tenist chascunz en sa bataille, et que les batailles se tenissent les unes prez des autrez et alassent tout le petit pas tout ordeneement ; et que, quant li premier seroient passé le flun, que il atendissent seur la rive les autrez tant que li roiz et tuit li autre fussent outre passé.


Quant li roiz ot einsint coumandé et ordenees ses batailles, li Sarrazins les mena et guia, et il alerent tuit ensemble jusques au gué, que li Sarrazins leur moustra. Quant il vindrent la en droit, il trouverent le gué assez plus perilleux que il ne cuidierent, car les rives estoient durement hautes, et d’une part et d’autre plainnes de borbier et de betumier et de limon, et l’iaue plus perilleuse et plus parfonde que li Sarrazin ne leur avoit dist, car il convenoit, tel leu i avoit, leur chevaux noer. Quant il furent la venu, et li Sarrazun leur ot moustré le gué, li roiz si le fist arrierez conduite en nostre ost, et li fist donner grant avoir. Li quenz d’Artoiz et li autre, qui faissoient l’avant-garde, se ferirent en l’iaue par grant hardement et par grant proesce passerent outre, et par granz perilz et par granz painnes de leur corz et de leur chevax ; et en tel manière passa li roiz et tuit li autre aprez. N’i out onques celui d’elx touz, tant fust bien montez, qui n’eust grant paour de noier, ainz qu’il fust outre.


Quant cil, qui estoient en l’avant-garde, orent passé le flun, et il furent suer la rive par l’autre part, encontre le coumandement et l’ordenement que li roiz avoit fait, il s’en alerent isnellement tout contre mont la rive du flun jusques a tant qu’il vindrent au leu ou li enging au Sarrazin estoient drecie contre la devant dite chauciée. Moult matinnet et soudainnement se ferirent en l’ost des Sarrazins, qui la en droit estoient logié, et qui de ce ne se prenoient garde ; et de tiex i avoit qui estoient encores tuit endormi, et assez de tiex qui se gisoient en leur liz. Cil, qui eschagaitoient l’ost des Sarrazins furent tout premierement desconfit et pres que tuit mis a l’espée. Nostre gent si se feroient par mi les hesberges des Turz tout occiant a fait senz espargnier nullui, homes, fames et enfanz, viex et josnes, granz et petiz, haut et bas, riches et povrez, tout derompoient detranchoient, et tout metoient a l’espée ; se il trouvoient pucelles ou vielles genz qui se fussent repoz pour eschiver la mort, quant il les trouvoient, n’i avoit mestier ne crier ne braire ne merci crier que tuit ne fussent mis a la mort. La fu occis Saphadinz li chevetainnes de l’ost aus Sarrazins, qui estoit hauz hom et puissant ovec les autrez. Granz pitiez estoit a veoir de tant de corz de genz mortes et de si grant confusion de sanc, se ce ne fussent des ennemis de la foi crestianne. Et quant li nostre virent que il faissoient einsint leur volantez des Sarrazins et que tuit s’en fuioient, il les coumancierent a enchauchier trop folement et senz conseil et senz nul apenssement, quant freres Giles li granz coumanderrez du Temple, bonz chevalierz preuz et hardiz et saiges de guerre et clerveanz en tiex affaires, dist au conte d’Artoiz qu’il feist sa gent arester et ralier ensamble, et que on atendist le roi et les autrez batailles qui n’avoient mie encores le flun passé. Bien disoit encorez frerez Giles qu’il avoient fait un des plus granz hardemenz et une des granz chevaleries qui fu faite, grant tenz avoit, en la terre d’Outre mer, et looit encorez que l’en se traissist de lez les enginz des Sarrazins devant la chauciée ; car, se il chascoient einsint esparpillié et devisé, li Sarrazin se ralieroient ensemble et legierement les desconfiroient, car il n’estoient c’un pou de gent au regart des Sarrazins, qui la estoient assemblé. Unz chevalierz, que nous ne savons mie nommer, qui estoit ovec le conte d’Artoiz, respondi en tel maniere : « Ades i aura dou peu du leu. Se li Templier et li Hospitalier et li autre qui sont de cest paiz vousissent, la terre fus tore grant piece a conquise. » Cil meismes qui la estoient parloient au conte d’Artoiz : « Sire, dont ne veez vous que li Tur sont ja tuit desconfist et que il s’en fuient grant aleure. Ne sera ce mie granz mauvestiez et granz couardise se mous n’en chaconz nos ennemis. » Li quenz d’Artois, qui estoit chevetainnes de l’avant-garde, s’acordoit bien au chacier, et dist a frerez Gile que se il avoit poour que il demourast. Frerez Giles respondi en tel maniere : « Sire, ne je ne mi frere n’avonz pas paour. Ne nous ne demorronz pas. Aincoiz ironz ovecques vous, mes sachez bien vraiement que nous doutons que nous ne vous n’en revenons ja. »


En demantrez que il parloient einsint, X. chevalierz vindrent la tot acourant au conte d’Artoiz, et li distrent de par le roi que il ne se meust, et que il atandist tant que le roiz fust venuz. Il leur respondi et dist que li Sarrazin estoient desconfist et que il ne demorroit mie, aincoiz les en chaceroit. Tantost coururent aprez les Sarrazins par mi les hesberges, les en chaucierent tuit devisé et tuit departi senz route tenir jusques a tant que il vindrent a une vilette que l’en apele la Masorre.


Tantost se ferirent dedenz les unz aprez les autrez, tout occiant cex que il povaient consuir. Li Sarrazin povaient a painne croire que li nostre enchaucassent si folement ne qu’il se fussent embatu si perilleusement, et espandu par les rues de cel cassel. Bien virent qu’il en feroient adonques leur volantez. Il firent sonner corz et buissinnes et tabourz, isnellement se rasemblerent, et avironnerent noz genz de toutes parz. Cruelment leur coururent sus, car il avoient les cuerz des ventrez engoisseux et destroiz de la grant occision de leur gent qu’il avoient veue et seue. Moult trouverent noz genz a grant meschief, car il n’estoient mie ensemble, et leur cheval estoient si lassé que il refailloient tuit, tant avoient couru et racouru par les hesberges des Turz que il ne se povaient aidier. Li Sarrazin les trouverent espanduz par tripiaux, legierement en firent leur volantez, touz les detranchierent et decouperent et pristrent et loierent et trainnerent em prison. Aucunz en i ot qui se mistrentau fouir verz le flun por la mort eschiver, maiz li Sarrazin li sivoient de si prez, occiant et abatant de haches Dennoisses et de maces et d’espees ; et quant il venoient au flun, qui estoit granz et roides et parfonz, et il se feroient enz des laiz, si estoient tuit noié. En cele bataille on ne set mie bien li quel i furent ou mort ou priz ou noié : Roberz li quenz d’Artois, frerez le roi de France, Raoulz li sirez de Cousi, Rogierz li sirez de Rosoi en Tieresche, Jehanz li sirez de Herisi, Erarz sirez de Briene en Champaigne, Guillaume Longue Espée,qui quenz estoit de Salobierez en Angleterre, et tuit li Templier qui la furent, si que il ne n’i demoura que IIII. ou que V. tant seulement ; moult grant planté de nos baronz, de chevalierz, d’arbalestierz et de serjanz a cheval des plus preuz et des plus hardiz et des plus esleuz de toute nostre ost, furent tuit pardu en tele maniere que onques puis n’en sot l’en nulle certainneté.

Le lendemain qui fut le jour du carème-prenant (8 février 1250), avant l’aube du jour, le roi et ses trois frères, et la plus grande partie des chevaliers et des autres gens à cheval, furent armés et montés, et ils sortirent du camp, leurs batailles rangées et ordonnées. Le roi laissa bonne garde au camp pour protéger leurs harnois et les gens à pied et à cheval qui restaient. Quand le roi et les autres qui étaient montés pour passer le fleuve, furent aux champs hors du camp, le roi commanda à tous, tant hauts que moindres personnages, que nul ne fut si hardi que de s’écarter, et au contraire que chacun se tint en sa bataille, et que les batailles se tinssent près les unes des autres et allassent au pas et tout en ordre, et quand les premiers auraient franchi le fleuve, qu’ils attendissent le passage du roi et des autres.

 

Quand le roi eut ainsi donné ses ordres et arrangé ses batailles, le Sarrasin les conduisit et ils allèrent tous après lui jusqu’au gué que le sarrasin leur montra. Quand ils vinrent à l’endroit, ils trouvèrent le gué plus périlleux qu’ils ne croyaient, car les rives étaient très hautes et de part et d’autre pleines de boue, de bitume et de limon, et l’eau plus profonde et plus dangereuse que le sarrasin ne leur avait dit. Car il fallait par force que leurs chevaux y nageassent. Losqu’ils furent venus là et que le sarrasin leur eut montré le gué, le roi le fit reconduire au camp et lui fit donner une grande somme. Le comte d’Artois et les autres qui formaient l’avant-garde se portèrent dans l’eau avec beaucoup de hardiesse et par grandes prouesses, et passèrent avec grand péril pour eux et pour leurs chevaux ; de cette manière passa le roi et tous les autres ensuite. Il n’y en eut pas un de tous, tant bien fut-il monté, qui n’eut peur de se noyer avant d’avoir passé outre.

 

Quand ceux qui étaient à l’avant-garde eurent traversé le fleuve et qu’ils furent sur l’autre rive, contre le commandement et l’ordre que le roi avait fait ils s’en allèrent incontinent en grande hâte, tout en remontant la rive du fleuve jusqu’à ce qu’ils vinrent au lieu où les engins des sarrasins étaient dressés contre la chaussée devant dite ; c’était encore très matin ; ils se portèrent soudainement sur le camp des sarrasins qui étaient logés là et qui ne se doutaient de rien ; il y en avait qui étaient encore tout endormis et d’autres qui étaient couchés dans leurs lits. Ceux qui faisaient le gué devant le camp furent tout des premiers déconfits et presque tous passés au fil de l’épée. Nos gens se portaient dans les demeures des Turcs, tuant tout sans épargner ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni vieux ni jeunes, ni grands ni petits, ni hauts ni bas, ni riches ni pauvres ; ils les coupaient et les tranchaient tous, et les passaient aufil de l’épée ; s’ils trouvaient filles, vieillards et enfants qui se fussent cachés pour éviter la mort, quand ils les trouvaient, il n’y avait ni cris, ni gémissements, ni prières qui arrêtassent ; tous étaient mis à mort ; là fut occis Fakr-Eddin, chef de l’armée des sarrasins, et ne sais combien d’émirs, hauts et puissants personnages, avec d’autres. C’eût été grande pitié de voir tant de corps de gens morts et si grande effusion de sang, si ce n’eût été des ennemis de la foi chrétienne. Quand les nôtres virent qu’ils faisaient des sarrasins ce qu’ils voulaient et que tous s’enfuyaient devant eux, ils commencèrent à les poursuivre trop imprudemment, sans conseils et sans réflexion. Alors frère Gilles, grand commandeur du Temple, bon chevalier, preux et hardi, sage dans la guerre et clairvoyant, dit au comte d’Artois qu’il fit arrèter ses gens, qu’il les ralliât tous ensemble, et qu’on attendit le roi et les autres batailles qui n’avaient pas encore passé le fleuve. Bien disait aussi frère Gilles que le comte d’Artois et ceux qui étaient avec lui avaient fait la plus grande et la plus hardie prouesse de chevalerie qui eût été faite depuis longtemps dans la terre d’outre-mer. Il lui conseillait encore de rester dans le camp des sarrasins et parmi les engins de ces derniers encore dressés près de la chaussée. Si les chrétiens poursuivaient ainsi éparpillés et divisés comme ils étaient, les sarrasins se rassembleraient tous ensemble, se mettraient sur leurs gardes, retourneraient et leur courraient sus et facilement les déconfiraient, car les nôtres étaient en petit nombre en comparaison de la multitude des sarrasins qui étaient là assemblés. Un chevalier, que nous ne savons nommer et qui était avec le comte d’Artois, répondit de cette manière : « Y aura-t-il toujours du poil de loup ? Si les Templiers et les Hospitaliers eussent voulu, la terre de ce pays serait maintenant conquise. » Ceux même qui étaient là parlaient ainsi au comte d’Artois : « Seigneur, et ne voyez vous pas que les Turcs sont déconfits et qu’ils s’enfuient en grande hâte ? Ne sera-ce pas grande mauvaiseté et grande couardise si nous ne chassons nos ennemis ? » Le comte d’Artois, qui était chef de l’avant-garde, était bien d’avis de les chasser ; il dit à frère Gilles que, s’il avait peur, il demeurât. Frère Gilles répondit : « Seigneur, ni moi, ni mes frères n’avons peur ; nous ne demeurerons pas ; nous irons au contraire avec vous ; mais sachez que nous doutons que nous en revenions jamais. »


Pendant qu’ils parlaient ainsi, dix  chevaliers vinrent là tout en accourant au comte d’Artois, et lui dirent de la part du roi qu’il ne se remuât et qu’il attendit que le roi fût venu. Le comte répondit que les sarrasins étaient déconfits, et qu’il ne demeurerait pas, mais les chasserait. Aussitôt lui et les siens courrurent après les sarrasins et les chassèrent parmi leurs pavillons, tout divisés, tout débandés, sans tenir compagnie, jusqu’à ce qu’ils vinrent à une villette qu’on appelle la Massoure.


Ils se portèrent soudain dedans les uns après les autres ; ils tuaient tous ceux qu’ils pouvaient atteindre. Les sarrasins avaient peine à croire que les nôtres les poursuivissent avec tant de confiance et qu’ils se fussent avncés si périlleusement et répandus par les rues de ce bourg. Voyant bien qu’ils en feraient à leur volonté, ils firent battre les tambours et sonner les cors et les buccines, se rassemblèrent incontinent, environnèrent nos gens de toutes parts et cruellement leur coururent sus ; car ils avaient à cœur la grande occision des leurs qu’ils avaient vue et sue. Ils trouvèrent par grand malheur beaucoup de nos gens qui n’étaient point rassemblés. Eux et leurs chevaux étaient si fatigués qu’ils défaillaient tous, tant avaient couru et recouru par les maisons des Turcs, qu’ils ne pouvaient plus se soutenir. Les sarrasins les trouvèrent par petites troupes, et en firent aisément ce qu’ils voulaient. Tous furent tranchés, découpés, ou pris, liés et trainés en prison. Aucuns y eut des nôtres qui se mirent à fuir vers le fleuve, pensant échapper à la mort. Mais les sarrasins les suivaient de si près qu’ils les tuaient et abattaient à coup de haches, de masses, de lances et d’épées. Quand les nôtres furent arrivés au fleuve, qui était grand, rapide et profond, ils se jetèrent dedans en désordre et furent tous noyés. Dans cette bataille périrent ou furent pris, on ne sais pas précisément, Robert, comte d’Artois, frère du roi Louis de France ; Raoul, sire de Couci ; Rogiers, sire de Rosoi, en Thiérarche ; Jean, sire de Chevisi ; Erard, sire de Braine en Champagne ; Guillaume Longue-Epée, comte de Salisbury en Angleterre. Tous les Templiers furent perdus, il n’en resta que quatre ou cinq. Moult grand nombre de nos barons, de chevaliers, d’arbalétriers et de sergents à cheval des plus preux, des plus hardis, et de l’élite de toute notre armée, furent tous perdus. Oncques n’en n’a-t-on su rien de certain.


 

Ce texte est le seul qui attribue l’altercation entre les Templiers et Robert d’Artois à un Grand Commandeur Templier qu’il nomme frère Gilles. Marie-Louise Bulst Thiele dans « Sacrae domus militiae Templi Hierosolymitani magistri » a étudié les différentes versions et donne la préférence à la version de Joinville témoin on ne peut plus proche car il a partagé la tente de Guillaume de Sonnac après la bataille de Mansourah trois jours avant sa mort. Cependant Joinville ne cite pas expressément le contradicteur du comte d’Artois disant simplement « les Templiers » voir Joinville R.

 

Notre chroniqueur du manuscrit de Rothelin a donné le grade de «granz coumanderrez du Temple » à la personne qu’il voulait désigner.

 

Or il est curieux de trouver l’appellation Grand Commandeur qui était réservée selon la règle à celui qui remplaçait temporairement le Maître de l’ordre (on ne parlait pas encore de Grand Maître) lorsque celui-ci décédait. Son élection était plus simple et plus rapide que celle du Maître, c’était le Maréchal qui l’organisait. Le Grand Commandeur était chargé d’organiser l’élection du Maître. Le Commandeur de la Terre quant à lui était le trésorier de l’ordre, quatrième personnage de l’Ordre par importance mais ne remplissant pas de fonction militaire terrestre comme celle réservée au Maréchal qui aurait pu avoir ce genre d’altercation avec le frère du roi. Mais le Maréchal était Renaud de Vichiers qui ne répond pas au prénom de Giles.

 

Voici l’état major de l’Ordre en Terre sainte :

  1. Le Maître de l’Ordre : assimilé à un souverain. Il décide avec le Chapitre.
  2. Le Sénéchal de l’Ordre : il détient le sceau de l’Ordre.
  3. Le Maréchal : chef militaire et responsable de la discipline.
  4. Le Commandeur de la Terre et du Royaume de Jérusalem : trésorier du Temple, chef de la marine.
  5. Le Commandeur de Tripoli et d'Antioche.
  6. Le Drapier : intendant des fournitures de l’Ordre.
  7. Le Turcopolier.
  8. Le Sous-Maréchal.
  9. Le Gonfanonier.
  10. Le Commandeur de Jérusalem : gardien des pèlerins, de la Sainte-Croix et Ambassadeur de l’Ordre.

 

Manifestement notre chroniqueur n’était pas précis quant à la désignation de celui qu’il voulait nommer. Peut-être voulait-il simplement désigner « un » Templier de l’état-major de l’ordre ?

 

Le prénom de Giles surprend également. Le 12 mai 1249, selon Röhricht (1176) le précepteur des régiments de la Terre Sainte s’appelait « Stephanus de Alta Turre ». Selon Joinville, en mai 1250 le commandeur assurant la fonction de Trésorier s’appelait Etienne d’Otricourt : voici de qui en est dit au chapitre LXXV :

 

Lors dis-je au roy que il seroit bon que il envoiast querre le commandeur et le maréchal du Temple (car li maistres estoit mors), et que il leur requeist que il li prestassent les trente mille livres pour delivrer son frère. Li roys les envoia querre, et me dist li roys que je leur deisse. Quant je leur oy dit, freres Estiennes d'Otricourt, qui estoit commanderres du Temple, me dist ainsi: «Sire de Joinville, cis conseil que vous donnéz au roi n'est ne bons ne raisonnables; car vous savéz que nous recevons les commandes en tele manière, que par nos sermens nous ne les povons delivrer, mais que à ceus qui les nous baillent.» Assez y ot de dures paroles et de felonesses entre moy et li.
Et lors parla frères Renaus de Vichiers, qui estoit maréchaus du Temple, et dist ainsi:
«Sire, lessiés ester la tençon du signour de Joinville et de nostre commandeur; car aussi comme nostre commanderres dit, nous ne pourrions rien baillier que nous ne fussions parjure. Et de ce que li seneschaus vous loe que, se nous ne vous en voulons prester, que vous en preigniez, ne dit-il pas mout grans merveilles, et vous en feréz vostre volenté; et se vous prenez du nostre, nous avons bien tant du vostre en Acre que vous nous desdomageréz bien.»

 

Compte tenu des approximations dans les noms propres chez les chroniqueurs, on peut imaginer que Giles correspond à Guillaume. Peut être était-ce un diminutif ?

 

Il est certain que Matthieu Paris et le manuscrit dit de Rothelin veulent désigner la même personne. La preuve en est donnée par les qualificatifs employés pour décrire ses qualités. Dans Rothelin frère Gilles est « bon chevalier, preux et hardi, sage dans la guerre et clairvoyant » (bonz chevalierz preuz et hardiz et saiges de guerre et clerveanz en tiex affaires) et dans Matthieu Paris Guillaume de Sonnac est « homme discret et circonspect, autant qu’habile et expérimenté dans les affaires de la guerre » (vir quidem discretus et circumspectus, in negotiis quoque bellicis paritus et expertus).

 

Il semble peu probable que Guillaume de Sonnac ne soit pas participant de l'opération puisque présent sur les lieux et donc à la tête des Templiers qui, comme à l'habitude tenaient l'avant ou l'arrière garde.

 

La résolution de l’énigme ne peut être plus précise. Dans le doute, on retiendra que le comte d’Artois eut une vive altercation avec les dirigeants de l’ordre.

 

Voici en résumé qui est cité comme interlocuteur au comte d’Artois dans les différentes sources :

Le Grand Commandeur : D

Le Maître de l’ordre : L11 B G P Y

Un ou des Templier(s) : L13 E Q R V

Non dénomé : O

Ne rapporte pas l’altercation : L1 L2 L3 L4 L5 L6 L7 L8 L9 L10 L12 A C F H I J K L M N S T U W X Z 1 2 3 4 5