Chronique de Rains ou de Flandres

 

 

 

    

Date approximative : 1260

Précision sur le titre : Rains = Reims

Auteur : Anonyme et collectif

Edition utilisée : « Récits d’un ménestrel de Reims au XIIIème siècle » Natalis de Wailly 1876 page 196 et suivantes.

Edition traduction : Personnelle

Fiche Arlima ou CartulR : Arlima

 

 

      Ce manuscrit dormait dans le fond de la Sorbonne de la bibliothèque du roi sous le numéro 454 et intégré sans indications dans un ouvrage dénommé « Suite du roman de Cléomades ». Elle fut remarquée par Joseph François Michaud pour son histoire des croisades publiée en 1813 puis éditée en 1837 par Louis Paris. C’est ce dernier qui lui a donné le nom de « chronique de Rains » compte tenu du nombre de faits rapportés en l’honneur de la ville de Reims. Elle fut publiée une seconde fois en 1837 par l’abbé belge Joseph Jean de Smet sour le titre « Chronique de Flandres et des croisades ». En 1876, Natalis de Wailly la publia sous le titre de « Récit d’un ménestrel de Reims au treizième siècle ». Mr de Wailly attire l’attention du lecteur qu’il ne faut pas prendre ce texte comme une chronique historique mais comme un conte destiné à plaire à un auditoire.

 

Il existe 6 manuscrits de la chronique de Rains.

 

  • Musée britannique de Londres sous le numéro 11753 (daté probablement de 1260).

  • Bibliothèque de Rouen n° O 53 (vers 1295).

  • Bibliothèque Nationale n° 10149 (XVIème) acquis par Sainte-Palaye avec le Joinville de Lucques et précédemment au château de Joinville.

  • Bruxelles qui a servi à l’édition de De Smet (dans ce manuscrit la croisade de St Louis a été omise).

  • Paris n°24430 qui est celui dont s’est servi Louis Paris.

  • British Museum n° additionnel 7103 avec sa copie (1863) à la Bibliothèque Nationale fond français n°13566

 

Chapitre XXXVI – Mort du comte d’Artois, captivité de Louis IX.

 

379.- Ainsi avint que Damiete fu conquise, dont crestien furent baut et joiant. Et vint li cuens d’Artois au roi, et li dist : « Sire, que sejournons sous ci ? Se vous voulez croire, nous chevaucheriens entre nous et le Temple et l’Ospital. Et sachiez, la terre est nostre ; ne jà ne trouverons qui la nous contredie.- Certes, biaus freres, dist li rois, se vous m’en creez nous nous soufferriens encore ; si apenriens la terre et le païs, qui mout est forz à conquerre ; et li Turc sont sage et bon guerrieur.


380.- « Sire, dit li cuens d’Artois, il nous couvient passeir le flun Jourdain : et se nous aviens passei le flun Jourdain, nous averiens conseil comment nous esploiteriens.- En non de moi, biaus freres, je resoing tant vostre hardement et tant connois vostre courage que se vous aviez le flun passei, vous n’i atenderiez ne chaut ne chevelu.- Ha ! sire, dit li cuens, je vous jur que je vous atenderai tant que vous serez passeiez. » Li roi en prist le serement, et li otroia le congié de passeir le flun ; mais se il seust qu’il en avint, il ne li eust otroié pour tout l’or dou monde.

 

381.- En icelle nuit avint proprement que li cuens d’Artois fist sa gent armeir, et Templiers et Ospitaliers ; et passerent le flun. Et furent passei au jour par un crestien renoié, qui savoit les passages, et savoit le païs et la terre ; et dist au conte d’Artois : « Sire, se vous me vouliez croire, je vous feroie annuit gaaingnier le plus grant tresor dou monde, qui est en une vile qui à non la Mansorra, où toutes les genz de cest païs sont fui.

 

382.- « Alons i, dit li cuens.- Ha !sire, dit li maistres dou Temple, que c’est que vous dites ? Pour Dieu merci, vous ne savez que ce monte. Où vous cuiderez que Sarrezin soient desconfits, jà ne garderez l’eure, si en serez touz avironneiz. Mais pour Dieu, sire, atendons le roi qui doit enqui passeir ; et vous, sire, li avez en couvent que vous ne vous mouverez devant qu’il soit passeiz.

 

383.- « Hai, hai ! dit li cuens, voirement ce dit on voir : Adès aura il en Templiers dou poil dou leu.- Voire, dit li maistres, qui mout estoit hardiz et preuz, or chevauchiez pueil part que vous voulez, et nous vous sivrons ; ne jà, se Dieu plait, ne porrez reprouveir à Templier nulle mauvestié, par teil couvent que onques la crestienteiz ne reçut si grant domage comme elle recevra encui en cest jour, si comme mes cuers le me devine. »

 


384.- Atant fierent chevaus des esperons et s’en vont à la Mansorra ; et entrent enz, et leur sembloit que il n’i eust nului. Mais certes si avoit : toutes les terraces estoient pleines de Sarrazins bien garniz de grosses pierres et de peis aguz, et les entrées de la ville estoient lacies de barres couleices. Et maintenant que il furent enz entrei, les barres furent coulées et fermées ; et commencierent cil des terraces à geteir grosses pierres et peis aguz, et reverseir iaue bouillant pour eus eschaudeir. Et li tans estoit chauz et crestien estoient en presse ; si estoient en si grant destroit que il n’avoient pouoir d’eus secourre ne aidier.



385.- Et quant Sarrezin les virent à si grant meschief, si s’esforcierent plus et plus, et tant que il les mirent à la mort presque touz. Et li rois, qui de tout ce ne savoit mot, passoit le flun ; et quant il fu passeiz si cuida son frere trouveir, si nou trouva point ; et lors dist li rois : « Ha ! freres, comme je croi que vostre orgués nous grevera et fera d’ennui ! »



386.- Atant ez vous un de ceus qui en estoit eschapeiz ; et vient au roi, et li escrie : « Ha ! sire, malement est ; morz est li cuens d’Artois vostre freres, et toute la chevalerie qui avec lui estoit, et li maistres dou Temple, et cil de l’Ospital. Et sachiez, sire, je vous di voir ; que je le vi ocirre à mes ieus. » Quant li rois l’oï ainsi parleir, si pensa un pou, et soupira mout grief, et dist : « Se il est morz, Dieus li face pardon de ses pechiez, et lui et touz les autres ! » Atant commanda li rois que les tentes et li pavillon fussent tendu ; si ce reposeroient, car li oz estoit mout travailliez dou flun qui estoit parfonz et roides.

 

379.- C’est ainsi que Damiette fut conquise, ce dont les chrétiens furent fiers et joyeux. Le comte d’Artois s’adressa au roi et lui dit : « Sire, pourquoi restons nous ici ? Je vous propose de chevaucher en compagnie des Templiers et des Hospitaliers. Cette terre nous appartient, personne ne peut le nier.- C’est vrai, cher frère, dit le roi, mais croyez moi, nous allons encore souffrir ; apprenez que la terre et le pays seront durs à conquérir ; les Turcs sont sages et bons guerriers.

 

380.- « Sire, répondit le comte d’Artois, nous devons d’abord traverser le fleuve Thanis : puis quand nous serons passés, nous tiendrons conseil pour décider de la suite.- Cher frère, je redoute votre hardiesse et connais si bien votre courage que, lorsque vous aurez traversé le fleuve, vous n’attendrez ni les chauves ni les hirsutes.- Hé ! sire, dit le comte, je vous jure que j’attendrais jusqu’à ce que vous soyez passé. » Le roi accepta ce serment et lui permit de traverser le fleuve ; mais s’il avait connu la suite, il n’aurait jamais donné cette permission pour tout l’or du monde.

 

381.- Or cette nuit là, le comte d’Artois demanda à ses gens de s’armer, ce que firent également les templiers et les Hospitaliers, et ils traversèrent le fleuve. Ils furent passés au petit matin grâce à un converti qui savait où passer car il connaissait le pays et la terre ; il avait dit au comte d’Artois : « Sire, croyez moi, cette nuit je vous ferai gagner le plus gros trésor du monde, il est en une ville qui s’appelle Mansourah, là où tous les gens du pays se sont réfugiés.

 

382.- « Allons y, dit le comte.- Hé là ! Sire, dit le maître des Templiers, que dites vous ? Dieu sait ce qu’il peut en résulter. Avant que vous n’ayez pensé avoir battu les Sarrasins, en peu de temps vous en serez encerclé. Par Dieu, sire, attendons le roi qui doit nous rejoindre ; vous-même sire lui avez promis de

ne point bouger avant qu’il n’ait traversé.

 

383.-« Holà ! dit le comte, ce qu’on dit est vrai : il y aura toujours du poil de loup [de la peur] chez les Templiers.- A voir, dit le maître qui était hardi et courageux, chevauchez là où vous voulez et nous vous suivrons ; jamais, sil plait à Dieu, vous ne pourrez faire des reproches à un Templier, mais, à ce que je ressens, il n’y aura jamais plus grand dommage pour la chrétienté qu’en ce jour par votre décision.

 

 

384.- Alors ils donnèrent des éperons et s’en furent à la Massoure ; ils y entrèrent et il leur sembla qu’elle était vide. Mais ils étaient là : Il y avait des Sarrasins sur toutes les terrasses avec plein de grosses pierres et des pieux acérés, les entrées de la ville étaient munies de barres coulissantes. Maintenant que les chrétiens étaient entrés, les barres furent poussées et les issues fermées ; ceux qui étaient sur les terrasses commencèrent à jeter les grosses pierres et les pieux acérés, ils versaient de l’eau bouillante pour les brûler. Il faisait chaud et les chrétiens étaient enserrés ; leur détresse était extrême et il n’y avait aucun moyen de les aider ou de les secourir.

 

 385.- Quand les Sarrazins virent leur grande détresse, ils redoublèrent leurs efforts jusqu’à ce qu’ils soient presque tous exterminés. Le roi, qui ne savait rien de tout cela, traversait le fleuve ; quand il fut passé, il pensa trouver son frère, mais point ne le trouva ; alors le roi dit : « Ha ! Frère, je crois bien que votre orgueil nous fera du tort et nous causera des ennuis ! »


386.- Alors un de ceux qui s’en était échappé vint jusqu‘au roi et lui dit : « Ha ! sire, ça va mal ; le comte d’Artois votre frère est mort, tous les chevaliers qui l’accompagnaient également avec le maître du Temple et celui de l'Hôpital. Sachez, sire, je l’ai vu, ils l’ont tué sous mes yeux. » Quand le roi entendit ceci, il se recueillit puis soupira fortement et dit : « s’il est mort, que

Dieu lui pardonne ses péchés, à lui et à tous les autres ! » Le roi commanda alors de déployer tentes et pavillons ; Ensuite ils se reposeraient, car l’armée avait beaucoup travaillé, le fleuve étant profond et les rives abruptes.

 


Ci-dessous quelques notes de Natalis de Wailly relevant les erreurs historiques du texte.

 

La fin du récit de la croisade de saint Louis ne renferme que peu d’erreurs : la plus grave est la confusion du Nil avec le Jourdain. Le maître du Temple et le maître de l'Hôpital ne périrent pas à la bataille de Mansourah : le premier y perdit un œil, et le second y fut fait prisonnier.